S’enraciner

Le monde de l’agriculture est dissonant. L’agro-industrie a augmenté les rendements mais détruit les sols ; les agriculteurs qui partent à la retraite ne trouvent pas de repreneurs : « La France a encore perdu 100 000 agriculteurs en dix ans. » Et ceux qui cherchent à s’installer ont du mal à le faire. En Corrèze, c’est important : « La surface agricole représente globalement 230 200 hectares,[et]près de 5 000 exploitants. » C’est environ la moitié des terres, juste après les surfaces boisées.Au-delà de ces paradoxes, j’ai eu envie d’aller à la rencontre de Camille Delvineau qui a créé en janvier 2022 une ferme agroécologique associant culture de plants fruitiers et fruits biologiques à Puy-d’Arnac. Pas pour expliquer, mais pour ressentir ce que « s’installer » veut dire.

Fille de paysan-boulanger et producteurs de fraise dans la région nantaise, admirative de ses parents qui développent déjà une activité bio avec une réflexion autour de l’autonomie alimentaire, elle se laisse convaincre de pousser ses études avant de s’installer. IUT, licence pro, la découverte du monde de l’agronomie et de l’élevage est une « grosse claque ». Camille poursuit néanmoins au sein d’une école d’ingénieur à Montpellier et un stage de conseil agronomique, où elle devient responsable d’expérimentation sur verger bio. Poste idéal, dans l’agriculture biologique, à la pointe de nouvelles techniques ? Il n’en est rien. Le verger travaille pour de gros groupes phytosanitaires et écrit des rapports orientés. Camille comprend « pourquoi on en est arrivé là ; […] c’est à la fois rageant et motivant ». Elle en tire une conclusion : « Il n’est pas possible de changer le système agro-industriel de l’intérieur, les lobbys sont trop puissants. Stop. Je me reconnais dans la vidéo des jeunes diplômés d’AgroParisTech, c’est exactement ce que j’ai vécu, mais à l’époque j’étais toute seule. »

Les Terres d’Aqui

Camille a toujours voulu s’installer et donc, enfin, forte de ce double bagage scientifique et technique elle imagine la ferme de ses rêves, fonctionnelle et expérimentale. Avec Steven, son compagnon, ils trouvent un terrain par le bouche-à-oreille : un couple qui avait un projet agricole mais a fait face à des désillusions et cherche à revendre « à un projet qui tienne la route ». Cinq hectares, dont trois de forêt en taillis, en pente. « Ce n’était pas une ferme, c’était en indivision, laissé tel quel depuis longtemps. » Offre, acceptée ; demande de permis de construire, acceptée. Ils posent une caravane en attendant, nettoient une friche. Camille s’installe. Elle exploite environ deux hectares en rotation, les fraises sur 3 000 m2 replantées chaque année et une pépinière sur 1 000 m2. Dans le verger conservatoire, elle a planté 200 arbres fruitiers de variétés différentes, qui sont les pieds mères pour la pépinière, et 50 arbres « de service » en syntropie. C’est dans le verger conservatoire que seront menées les expériences futures.
Malgré son expérience familiale, ses années d’études et sa passion, les difficultés sont nombreuses et se cumulent : difficultés économiques classiques, difficultés techniques banales néanmoins pleines de défis (chevreuils et campagnols sont au rendez-vous). Pour l’instant, donc, c’est compliqué, Camille se donne quatre/cinq ans pour consolider l’entreprise. Et puis la ferme sera un prétexte, un support pour étudier, découvrir, innover. Un laboratoire. Elle a envie d’explorer.

La ferme au quotidien

« Beaucoup d’activités différentes, pas de journée type. Plein de casquettes, toutes les casquettes ! Il y a l’aspect technique de production, mais il faut aussi être bon comptable, bon administrateur, communiquer, vendre. » La communication prend plus de temps qu’escompté ; le matin c’est minimum une heure pour répondre aux mails et s’occuper des commandes. Les fruitiers sont en précommande. Par manque d’argent il faut tout apprendre et faire soi-même. Et puis il y a tout le reste : « Je suis souvent dehors : se promener déjà, vérifier que tout le monde va bien. Désherber. L’été, il faut irriguer deux fois par jour. »
Les fraises sont en libre cueillette, sur rendez-vous. « Je fais un peu les marchés pour me faire connaître. En mai et juin celui d’Argentat pour les fraises et à l’automne celui de Meyssac pour les fruitiers.
Mais je préfère recevoir les gens sur la ferme, c’est du bonheur, ça leur plaît, 80 % des gens reviennent. »
« Ce que je n’avais pas anticipé c’est la solitude, ce n’est pas évident. Je me force à aller dans des assos, prendre des cours de chant, de sport. J’organise des chantiers participatifs, pour planter les fraisiers par exemple, c’est très convivial. J’accueille des stagiaires, j’ai envie de transmettre le côté technique. »
« Mes parents sont maintenant à la retraite depuis un an ; ils me donnent des conseils. Ma mère est passionnée, depuis petite elle m’emmenait greffer des fruitiers sauvages en forêt. C’est de l’or d’avoir ça. Une ferme peut fonctionner sans aide mais à quel prix ? Je ne ferais pas sans cette aide. »

Et la vie ?

« Durant mes études, j’ai rencontré beaucoup d’agriculteurs. Ils sont rarement en bonne santé après 60 ans, c’est très dur physiquement et moralement. Ma mère a eu des problèmes de santé et s’est retrouvée en arrêt à 55 ans. »
« Je sais que je fais un métier physique. Je fais du sport à côté, c’est une nécessité pour se muscler et s’assouplir, pour mieux assumer le travail de la ferme. Et puis j’aime ça. »
« Nous vivons sur la ferme, ça me semblait indispensable, mais la production n’est pas accolée. Certaines semaines, je travaille 70 heures, mais à d’autres moments c’est plus calme. J’arrive à prendre des jours de repos, pas tout le temps, mais j’ai réfléchi le projet pour pouvoir avoir du temps. »
« J’en parle beaucoup en transmission [Camille est aussi formatrice en arboriculture pour de futurs installés]. Il faut commencer doucement et penser au temps à temps. Pour moi par exemple c’est assez tranquille en août et septembre. C’était important, j’en profite, je fais mon potager. »

« Si je continue c’est que c’est positif. C’est fou qu’avec tout ce que j’ai vu, ce que je connais, je me sois laissée surprendre. Je me croyais ultra prête et en fait c’est chaud. Mais j’aime ça. Ne pas avoir de patron, décider de ses horaires, travailler avec le végétal. J’ai développé une collectionnite pour les variétés anciennes. Parfois les gens viennent me voir pour que je multiplie une variété du grand-père, j’adore ça. Le métier est beau, le lieu est beau. Je participe à demain. C’est tellement logique, je suis contente d’avoir déserté l’agro. »

MARIE DA SILVEIRA

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