La volaille de Nacer

Tous les jeudis, nous croisons Nacer sur le marché d’Argentat. Il vend ses poulets de plein air, certifiés « agriculture biologique ». Il a été absent du marché d’avril à juillet 2022. Il voulait dire les absurdités violentes qui ont conduit à cet arrêt. Nous sommes allées à sa rencontre, sur les hauteurs d’Altillac. Il nous a raconté ce que sont, pour lui, les effets violents de la « biosécurité »(1), ce qui lui est arrivé à lui et à d’autres(2).

Nacer s’est installé en juillet 2018. Diplômé d’un master de sociologie à Toulouse en 2012, il a travaillé sur les problèmes liés à la crise laitière. Confronté aux éleveurs qui jettent leur lait devant les préfectures et à l’importance du suicide, curieux, il veut comprendre. Alors, il va travailler comme animateur syndical pour le syndicat majoritaire, puis à la Conf’ (Confédération paysanne). Puis, il part en wwoofing(3) plusieurs mois. Et décide de s’installer avec une production de volailles : une petite production, pouvoir la mener seul, de plein air, vendue sur les marchés. Il sait les difficultés liées aux crises, récurrentes, de grippe aviaire. La sécurité : avoir son bâtiment d’abattage, ne pas devoir déplacer les animaux. Le plan d’installation, nécessaire pour obtenir les aides à l’installation est élaboré. Tout est prévu : quatre bâtiments mobiles, chacun posé sur un parc de trois‑mille m² qui recevront chacun six‑cents volailles (soit cinq m² par animal), et la salle d’abattage.

Mais voilà, le beau dossier réalisé avec l’accompagnement (coût : mille‑huit‑cents euros) de la Chambre d’agriculture de la Corrèze oublie le terrassement, la dalle béton, les raccordements divers. Un détail de soixante‑mille euros en plus.

Sans recours, Nacer doit rechercher un abattoir pour les volailles. Difficile à trouver car il vend peu de bêtes par semaine (cent‑vingt en moyenne) : « Vous êtes gentils, mais non, on ne peut pas vous prendre. » Il y arrive. Et, accompagné par l’association Solidarités paysans(4), s’attelle à essayer de trouver les moyens de finaliser son bâtiment. Mars 2022, la situation financière se débloque : le Crédit agricole est OK pour accorder un prêt. Ouf.

Ouf ? Ben non. Car la énième crise aviaire, après celle des dix dernières années, non vingt, non plus, survient ! Une grosse crise. « Je connaissais le risque de grippe aviaire, je sais que c’est endémique, cela touche plutôt les canards, dans le Gers, les Landes, là où il y a des grosses concentrations d’animaux, avec beaucoup de mouvements. Ici, les voisins sont loin, il y a peu de mouvements. Dans les petits élevages, il y a peu de risques. » Ce que montre le rapport de l’Anses(5). Les épidémies émergent le plus souvent à l’automne avec les migrations d’oiseaux. Mais attention, les causes de diffusion sont multiples : « Cette maladie, si l’animal sauvage est l’étincelle, l’élevage de masse fait exploser les cas. » En France, le nombre de cas explose. Majoritairement dans les élevages industriels, dont le sud-ouest. En tout, ce sera presque vingt‑millions d’animaux abattus pour l’épidémie 2021‑2022 en France. Les services dépassés demandent aux éleveurs d’assurer eux-mêmes l’abattage. Par arrêt de la ventilation(6).

Nacer siège au conseil d’administration de la Conf’ qui se bat depuis plusieurs années pour que les arrêtés de « claustration » (enfermement) ne s’appliquent pas à tous les élevages de la même façon. Car, à terme, c’est la mort des petits élevages de plein air.

Avril 2022, trois semaines après l’accord financier, un élevage de canards, situé dans un rayon de dix kilomètres de la ferme de Nacer est malade. L’arrêté est publié le 11 avril. Nacer doit aller à l’abattoir le 12 : « Comment je pouvais faire ? Le 11, j’appelle le SPAE [Service santé, protection animales et environnement] pour savoir comment faire pour l’abattage en signalant l’horaire et le lieu, l’interlocuteur ne peut pas répondre, je précise que je dois partir très tôt. Aucune nouvelle. J’y suis allé. L’interdiction formelle de la Préfecture est arrivée le 12 à 8h45 ; je suis à l’abattoir depuis 7h00. Je les appelle, pas de solutions proposées… à 19h00 convocation à la gendarmerie de Beaulieu pour me signifier que je ne suis plus autorisé à rentrer ou sortir d’animaux de la ferme à compter de ce jour. »

Nacer ne peut plus conduire de volailles à l’abattoir. Sauf à faire soixante tests PCR sur cent‑vingt animaux soit un surcoût de quatre‑cents euros, impossible économiquement.

Le 3 mai, avec d’autres membres de la Conf’, ils rencontrent le chef du service SPAE de la Direction départementale de l’emploi, du travail, des solidarités et de la protection des populations (DDETSPP). L’objet est d’échanger sur des adaptations de l’arrêté en fonction des caractéristiques des élevages, ce qui a été fait dans d’autres départements. Un mur. Les soixante tests quelque soit la taille de l’élevage ? « Monsieur vous n’avez pas les compétences scientifiques. » Aucune négociation possible. C’est l’arrêt total avec les volailles enfermées. La réglementation changeait tout le temps. Cela durera trois mois. Sans aucune indemnisation, puisqu’il n’y a aucun animal malade.

Comment travailler, en plein air, sans vente possible, avec six‑cents bêtes enfermées dans un bâtiment de cinquante m² ?

« Ce qui justifie cette réglementation drastique, c’est l’export : on a un élevage d’exportation, une agriculture industrielle, standardisée qui produit en quantité. Cette production s’articule avec les besoins des ministères de devoir contrôler. La standardisation correspond à leur logique technicienne et leurs moyens limités en personnel et en formation. Nous, les petits, locaux, que l’on encense au moment des confinements, on n’est rien car on n’est pas standardisé. On sait, c’est démontré, que la concentration, la perte de biodiversité génétique renforcent les difficultés. Mais, on continue. »

Nacer dit, souriant et amer : « En mars 2022, je pouvais réaliser ma salle d’abattage. Trois mois après, la banque proposait une liquidation à l’amiable. J’ai tenu bon. Avec un nouveau prêt de vingt‑mille euros, je veux continuer. Ce n’est pas nous le danger. »

Par APRIL ET MAMIELALA

(1) Rationalisation administrative de la gestion du vivant à partir des méthodes industrielles, médicales, et militaires.

(2) Confédération paysanne, « Gestion de la grippe aviaire – Témoignages des éleveur·euses qui l’ont vécue » (http://urlr.me/jvxPR).

(3) WWOOF France (https://wwoof.fr/fr/).

(4) Solidarités paysans (https://solidaritepaysans.org/).

(5) Anses, « Bilan IAHP 2022 – Rapport d’appui scientifique et technique » (http://urlr.me/BPbV5).

(6) La France agricole, « Des voix dénoncent les conditions d’élimination des volailles », 22 mars 2022 (http://urlr.me/xWMbX).

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