Jeudi, jour de marché à Argentat-sur-Dordogne. Marché masqué comme dans TOUS les espaces publics du département et auto-attestation en poche. Plus la présence de deux ou trois uniformes. Et, en prime, ce jour-là, une vingtaine de gens d’armes envahira la place en fin de matinée. Chronique d’un marquage violent et démesuré de l’autorité de l’État.
Fin de matinée, « comme un vol de prédateurs »
Personne n’a tout vu mais les paroles se recoupent. Jocelyne partait et « je vois les gendarmes arriver, un peu comme un vol de prédateurs, de plusieurs directions. Ils vont vers les jeunes (1), et, à un moment, j’entends ceux-ci dire, on reste groupés, on reste groupés. […] J’ai vu qu’ils étaient trois sur Sylvain, je ne sais pas pourquoi. Ils ont réussi à le mettre à terre, la joue sur le sol, ils lui ont mis les menottes, il criait. Tout était très violent ». Des commerçants racontent : « j’ai été sidérée par la scène, je ne pensais pas voir cela, j’étais en train de servir. Ça a été court mais dense » ; « ils sont arrivés à une vingtaine, certains en tenue de combat, avec des très jeunes policiers » ; « ils sont arrivés en voulant contrôler tout le monde. J’ai entendu crier. C’était démesuré » ; « c’était des renforts, ils n’étaient pas habillés pareil ».
« Les jeunes » me diront qu’ils étaient sur le marché, certains mangeaient ou buvaient un café à l’écart. Et, oui, vingt, vingt-cinq uniformes, plusieurs avec un gilet pare-balles, ont déboulé, demandé les attestations, et les cartes d’identité que beaucoup n’avaient pas. Ils ressentent la volonté de « les attraper ». Ils se regroupent, se déplacent ensemble. L’un d’entre eux est mis à terre et embarqué. Accusé de six chefs d’inculpation, son procès est fixé au 1er juin 2021, en audience publique à 13h30 (2).
Des commerçants sont aussi contrôlés, mais le ressenti général est qu’ils sont là pour les jeunes et que c’est violent.
Avant le 26, « on peut encore chanter »
La tension est électrique : il y a les encolérés par l’arrêté préfectoral imposant le port du masque en extérieur en Corrèze, ceux qui craignent d’être malades et qui veulent que tous et chacun soient nickel-chrome, briqués et rebriqués au gel hydro-alcoolique, l’œil rivé sur le masque de l’autre, les commerçants qui craignent d’être verbalisés, voire interdits. « On m’a dit qu’il fallait que je fasse respecter » m’a dit l’un. Plus de vieux griefs cuits, au point d’être dorés à point. Le maire, lui, sent la tension monter au fil des courriers et courriels reçus de la part de commerçants du marché : ils dénoncent, entre autres, le non port du masque de certains (jeunes) qui feraient fuir les clients. Il est allé sur le marché. Un jeudi où les gendarmes, l’arme bien en vue selon le protocole du plan vigie pirate, déambulaient dans les travées. « La grande majorité des gens portaient un masque », me dit-il, précisant que ceux qui boivent un café ou mangent, l’enlèvent. Mais, il a touché la tension dans l’air montant comme une mayonnaise dans l’huile du « contexte sanitaire » et des atteintes aux libertés. Chacun est tendu par ses peurs ressenties. Peur de la maladie, peur de la répression, de la verbalisation, peur de la crise, peur de la dérive autoritaire… peur de ce que les autres font ou ne font pas, en sus.
En début d’automne Agathe et Gwen participent à la relance d’une chorale au répertoire engagé : « On se sent dans une période avec une division de fou, on sent qu’il y a quelque chose qui craint, une répression forte. Cela nous fait du bien d’être plusieurs ». Le REconfinement arrive. Les choristes échangent, se disent « on peut encore chanter » et choisissent de chanter sur le marché. Ils se laissent libres d’être ou non masqués, de venir et partir quand ils le sentent. « Ce qui ressort, c’est qu’on n’est pas un groupe, on est des personnes réunies autour de paroles ». La question de ce qui incite chacun à être là, n’est pas abordée. Hormis le plaisir de chanter. C’est ce que me diront aussi Marion et Sylvain : « On était un ensemble de personnes plus ou moins politisées, avec des idées très différentes ».
26, vers 10h : chantons !
Je vois une vingtaine de personnes, plutôt jeunes, en groupe desserré, certains masqués d’autres non, textes en main, chanter. C’est joyeux, chaleureux, un pied de nez à la morosité et aux peurs, « une provocation pacifiste » me dira un commerçant. Cela aérait la tête d’y faire passer un air de fête. Deux gendarmes arrivent et se placent sur le côté devant les choristes. Je sens un changement d’air. Un chant s’élève de nouveau. Un choriste s’approche des deux uniformes, se poste à côté d’eux, monte son texte devant les yeux des bleus et chante. « Cela a été instinctif », m’a-t-il dit, « j’ai pris ma liberté d’exprimer ainsi ma colère […] pour montrer que je ne me laisse pas impressionner ». Agathe me décrit la réaction des chanteurs par leurs mouvements : certains s’approchent, d’autres sont immobiles, d’autres reculent. Le chant terminé, des spectateurs applaudissent.
Et, les choristes avancent dans l’allée. Je vois les gendarmes filmer. Des commerçants apostrophent les chanteurs : « Laissez-nous travailler, vous faites peur aux clients, allez ailleurs ». Après quelques échanges difficiles, les chanteurs quittent le marché, et vont chanter et se faire applaudir chaleureusement me diront-ils, devant les caisses des supermarchés locaux.
Violence légitime irraisonnée
J’ai vu les deux gendarmes quitter le marché et suivre le groupe. J’ai pensé que tout s’arrêterait là. Tout aurait pu s’arrêter là. Cela aurait fait du bien. Chacun aurait pu respirer, se poser et poser ses peurs. Non. Ils sont revenus. Une vingtaine de gendarmes pour une vingtaine de jeunes.
L’État dispose du monopole de « la violence légitime » (police, armée, justice) pour faire respecter les règles. « Dans une démocratie, la légitimité de cette violence est fondée sur la conformité au droit et à l’équité, elle-même définie par la raison, le bon sens, la justesse et la mesure ». Ils ont chanté. Certains n’avaient pas de masques. L’un a provoqué. Oui. Mais cela justifie-t-il une réponse d’une telle ampleur ? Si des commerçants ont exprimé avoir été gênés aucun n’a justifié l’intensité de la réaction de l’autorité.
Pouvait-il y avoir une autre réponse ? Difficilement compatible avec un système de « police qui fait peur » (cf. LTC n°30). Le moindre sentiment d’éraflure de l’autorité justifie et provoque des réponses sans commune mesure. Les gardiens de la paix (quels jolis mots) ont disparu derrière les forces de l’ordre. Craignons fort, qu’à force d’utiliser la force, la raison au sens des Lumières si chère à Macron, ne se perde. Et que seule la force ne reste.
Le 23 mai 2020, des participants à une chorale révolutionnaire de Metz ont été verbalisés, alors même qu’ils s’étaient organisés pour respecter l’ensemble des règles sanitaires édictées. Motif : rassemblement non autorisé . Comment est-il possible qu’on ne puisse plus chanter ?
Alors, chantons. Encore et encore. Pour que demain nous puissions toujours.
Mamie Lala
(1) : « les jeunes » : Terme utilisé par les commerçants et la population en général pour qualifier un groupe d’individus de moins de trente-cinq ans à vue d’œil, plutôt nouvellement arrivés (moins de cinq ans) sur le territoire. « Les jeunes » se connaissent, mais ne sont ni un groupe ni une seule pensée. Derrière ce vocabulaire « les jeunes », les observateurs posent chacun un regard très différent, voire opposé. Rien de particulier à Argentat, et rien de nouveau sous le soleil.
(2) : Caisse solidaire : Association L’Esprit en Balançoire Aussoleil, 19320 Saint-Martin la Méanne.