Peut-on sérieusement dire de cet être hybride et contradictoire qu’on appelle le citoyen-consommateur qu’il constitue, en face d’un pouvoir se définissant de plus en plus nettement comme politico-économique, un véritable contre-pouvoir ?
Il le devrait assurément, disposant souverainement des deux leviers par lesquels devrait être contrôlé l’ensemble du système actuellement en place : d’un côté, le droit de vote, de l’autre le pouvoir d’achat – modalités de l’acte dans lequel s’exprime éminemment la liberté, le choix. Voter et acheter sont deux manières de choisir dont on pourrait s’attendre à ce qu’elles aient un effet, de temps à autre, sur l’orientation de notre société. Pourquoi n’est-ce jamais le cas ? Pourquoi le vote ne conduit-il jamais à autre chose qu’à une confirmation et à une reconduction des politiques engagées (lesquelles engendrent toujours nécessairement des séries indéfinies d’ajustements qui vont toujours dans le même sens, comme la réforme des retraites) alors même que ces politiques vont à l’inverse de ce que désirent profondément les citoyens ? Pourquoi le pouvoir d’achat ne sert-il qu’à renforcer l’emprise qu’exercent sur la vie sociale des puissances économiques et financières (Bouygues, Vinci, Lyonnaise des eaux, Veolia, Carrefour, etc.) dont tout le monde s’accorde à reconnaître qu’elles ne font que détourner à leur profit les forces et les richesses du corps social ?
La réponse est si évidente qu’on a presque scrupule à la formuler : le citoyen-consommateur est une fiction qui masque l’absence de toute instance collective capable de décider dans quel sens doit évoluer la société. En réalité, l’homme n’existe que sous la forme d’individus qui ont besoin les uns des autres pour permettre à leur existence d’échapper aux contraintes qui s’exerceraient sur eux de façon terriblement réductrice s’ils se retrouvaient chacun seul face à son environnement immédiat : la nature sauvage. La société n’est que l’ensemble des médiations qui permettent à tous les individus de se sentir liés les uns aux autres et de coopérer, alors même qu’ils agissent ou croient agir chacun pour son propre compte. La famille, la commune, le village, la corporation, l’église : autant de groupements dans lesquels l’individu a beau manger son pain, cultiver son jardin, faire son travail et prier son dieu – il ne peut faire que ce pain, ce jardin, ce travail, ce dieu ne soit une part de quelque chose qui appartient à tous et pour lequel la participation de tous est indispensable. Le politique (ou le juridique) n’a d’autre fonction que d’empêcher que la tendance (naturelle ou primitive, peu importe) des hommes à s’accaparer la plus grosse part possible de ce bien commun ne s’exerce au-delà de certaines limites, et la seule économie qui s’impose réellement est celle qui permet aux individus de se rendre compte que leur propre intérêt dépend de la prospérité de tous.
Y a-t-il absolument besoin de spécialistes pour exercer ces deux fonctions ? Rien n’est moins sûr. La pensée dite non conformiste avait commencé, dans les années trente, à envisager une révolution, de type personnaliste, qui constituait une alternative à la fois au communisme, au fascisme et au libéralisme. Il s’agissait, pour le dire brièvement, de subordonner l’économie à une politique essentiellement fondée sur des instances exprimant la réalité des groupes sociaux par opposition aux trusts ou diverses formes de consortiums. Le chaos engendré par la seconde guerre mondiale ne contribua pas peu à occulter l’importance d’un courant qui répondait sans doute assez bien à l’urgence de la situation, mais aurait eu besoin d’une longue période de paix pour s’imposer en face des idéologies alors dominantes pour lesquelles la guerre constituait en fin de compte une bonne solution, comme il apparut assez vite au lendemain de la guerre, lorsque les états-Unis et l’URSS imposèrent au monde une bipartition qui ne laissait place à aucune forme de développement autre que fondé sur ce qu’on appelle la croissance.
Aujourd’hui que ce système se révèle avoir orienté l’humanité dans la direction la plus catastrophique qu’on puisse imaginer, il est plus que temps que les individus qui se sentent encore responsables de quelque chose comprennent qu’ils ne sont pas avant tout des citoyens-consommateurs, mais bien des habitants du monde, et qu’ils ont à envisager leur action en fonction des nécessités réelles de la vie en communauté : c’est là ce qu’on devrait appeler l’écologie.
« Personne n’a pris le commandement du système technicien pour arriver à un ordre social et humain correspondant. Les choses se sont faites, par la force des choses, parce que la prolifération des techniques médiatisée par les médias, par la communication, par l’universalisation des images, par le discours humain (changé), a fini par déborder tous les obstacles antérieurs, par les intégrer progressivement dans le processus lui-même, par encercler les points de résistance qui ont pour tendance de fondre, et cela sans qu’il y ait de réaction hostile ou de refus de la part de l’humain parce que tout ce qui lui est dorénavant proposé d’une part dépasse infiniment toutes ses capacités de résistance (dans la mesure où il ne comprend pas, le plus souvent, de quoi il s’agit), d’autre part est dorénavant muni d’une telle force de conviction et d’évidence que l’on ne voit pas au nom de quoi on s’opposerait. S’opposer d’ailleurs à quoi ? On ne sait plus, car le discours de captation, l’encerclement, ne contient aucune allusion à la moindre adaptation nécessaire de l’homme aux techniques nouvelles. Tout se passe comme si celles-ci étaient de l’ordre du spectacle, offert gratuitement à une foule heureuse et sans problème. Cet encerclement de l’évidence s’effectue par des voies et des voix innombrables, mais il n’est possible que, précisément, par le prodigieux développement des techniques modernes qui, en étant plus puissantes, donnent en même temps à l’homme le sentiment qu’elles sont plus proches de lui, plus familières, plus individualisantes, plus personnelles. C’est ici seulement que réside la véritable innovation technicienne, parce que c’est à partir de cette adhésion de fond de tout le corps social et de chaque individu, que le système technicien pourra se développer sans encombre. » (pp. 62-63). Jacques Ellul, Le Bluff technologique, 1988
Par Édouard Schaelchli