Au printemps 2020, suite à la mort de George Floyd, le mouvement Black Lives Matter déboulonne aux États-Unis une quarantaine de statues d’esclavagistes, confédérés, découvreurs des Amériques. Le phénomène prend une ampleur mondiale : des statues liées aux histoires coloniales tombent, sont contestées ou « vandalisées » en Angleterre, au Canada, en Afrique du Sud, en Belgique, au Portugal, en France… Les polémiques se succèdent.
En Corrèze, le 19 septembre 2020, sont inaugurées à Treignac deux statues d’anciens présidents, Jacques Chirac et François Hollande. Vivrait-on sur un bout de planète complètement en marge des débats en cours ? Suffisamment exempt de statues problématiques pour pouvoir sans hésiter consacrer son espace mémoriel à deux figures masculines, blanches et de pouvoir, à l’heure où un peu partout on réclame plus d’équilibre dans les personnages représentés dans l’espace public ?
Brive, un jour de marché ensoleillé de juillet 2020. On ne se lasse pas de profiter de la liberté retrouvée après le confinement, on se balade, on recommence à prendre le petit café du samedi matin derrière la nouvelle Halle Gaillarde. Charmant petit parc récemment refait, avec son tronc d’arbre sculpté, ses jeux pour enfants et ses deux statues qu’on ne regarde pas, pas plus que les autres qu’on croise en ville.
Allez savoir pourquoi, ce jour-là, à la faveur des récentes polémiques sur les déboulonnages de statues, on y jette un œil. La première est un buste de militaire moustachu, en bronze, en haut d’une colonne de pierre. À ses pieds, un bouclier. Sur le socle, la mention : « Au / Lt Colonel Germain / de l’artillerie coloniale / 1865-1906 ».
Et la colonisation s’invite dans l’espace public local…
Tiens donc, l’artillerie coloniale à Brive-la-Gaillarde… Côté droit : « Mission Congo-Nil 1896-1899 / Campagne du Petchili 1900 » ; Côté gauche : « Campagne du Soudan 1890 / Explorations de l’Afrique occidentale et de l’Afrique équatoriale 1892-1894 ». Ça fleure rarement bon, les explorations africaines dans ces années-là. Et puis, la Campagne du Soudan, c’est aussi le général Faidherbe, dont la statue à Lille a été recouverte des mots « colon » et « assassin » un mois plus tôt ; le général Gallieni, qui, place Vauban à Paris, a été recouvert d’un drap noir pour dénoncer son rôle dans la colonisation…
Note mentale personnelle : il n’y a pas qu’à Paris ou Bordeaux que la glorification du passé colonial hante l’espace public. Chez nous aussi. Cette nouvelle information à digérer en tête, allons voir ce que nous dit l’autre statue du parc. Encore un buste d’homme en armes, inauguré en 1926. À ses pieds, une femme portant un bouquet de fleur. Une allégorie, évidemment. Une statue de femme en France, c’est la plupart du temps soit Jeanne d’Arc, soit une allégorie républicaine… au moins celle-ci nous fait l’honneur de ne pas avoir les seins à l’air. L’inscription est la suivante : « Colonel Jean-Baptiste Delmas / chef d’état-major des troupes d’occupation du Maroc / né à Yssandon, Corrèze, le 28 juillet 1874 / Mort à Rabat le 1er décembre 1921 ». Tandis que revoilà la colonisation…
Les statues meurent aussi
Tout ça donne envie d’en savoir un peu plus sur l’histoire de ces statues et des hommes qu’elles représentent. Un coup d’œil sur Internet permet d’éclairer de manière intéressante une autre inscription sur la statue de Germain, mentionnant « Ce monument a été mutilé par les Allemands le 21 janvier 1942 et partiellement reconstitué le 14 juillet 1947 ». Partiellement ? Effectivement, on peut retrouver, sur de vieilles cartes postales de la ville, la statue telle qu’érigée en 1914. En plus du buste de Germain et du bouclier, on y voit, sur la gauche, un Tirailleur Sénégalais de plein pied. En contre-bas du colonel, mais fier et droit, de la même taille, un fusil à la main (à moins que ce soit une baïonnette ? Je n’y connais rien et les photos sont un peu floues…), il rappelle que ces soldats font partie intégrante de l’armée française dès le 19e siècle.
Durant l’occupation allemande, les nazis ont fondu de nombreuses statues pour en récupérer les métaux. L’occasion au passage d’effacer de la mémoire française les personnages correspondant le moins à l’idéologie du moment. Pas étonnant que le tirailleur ait été retiré dès la première vague d’enlèvement de statues, que Brive a connu le 15 décembre 1941. Le lieutenant-colonel Germain l’a suivi peu après, le 21 janvier 1942. C’est cette date-là qui est mentionnée sur le socle actuel de la statue. Aucune mention n’est faite du tirailleur, qu’on n’a pas pris la peine de reconstituer après la guerre. En 1986, le buste est volé. Il est retrouvé et réinstallé en 1994. C’est qu’on y tient à cette statue !
« L’avenue Bugeaud, on pose la question »
« La République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire. La République ne déboulonnera pas de statue. Nous devons plutôt lucidement regarder ensemble toute notre histoire, toutes nos mémoires », déclare Macron dans une allocution télévisée le 14 juin dernier. Outre la confusion habituelle entre histoire et mémoire et la tendance réactionnaire de conservation du passé à tout prix, cette affirmation oublie que le champ de la statuaire, comme celui de la toponymie, ne relève pas des compétences de l’État, mais de celui des municipalités. Un débat qui devrait donc se jouer en local plutôt qu’au national, et sur lequel les habitant.es pourraient avoir un vrai poids.
Ce qui n’empêche pas les polémiques nationales de venir parfois pointer des faits locaux. Comme quand Sibeth Ndiaye, alors porte-parole du gouvernement, reconnaît sur France Inter « L’avenue Bugeaud, on pose la question [de la débaptiser] ». Elle parle de l’avenue Bugeaud du 16e arrondissement de Paris, mais chez nous, l’avenue Bugeaud, c’est aussi l’avenue qui va du centre-ville de Brive à la piscine municipale… Mais qui est ce Bugeaud qui fait à peu près l’unanimité contre lui ?
Bugeaud, en deux temps forts, c’est la conquête de l’Algérie et le matage de la Révolution de 1848. En deux concepts, ce sont les « enfumades », consistant à allumer des feux devant des grottes contenant des tribus entières pour les asphyxier en masse (des milliers de morts en Algérie dans les années 1840) et la « politique de la terre brûlée » consistant à mettre le feu aux champs des algériens pour provoquer des famines. En deux phrases chocs ? « Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, fumez-les à outrance comme des renards » et encore « Eussé-je devant moi cinquante mille femmes et enfants, je mitraillerais. Il y aura de belles choses d’ici à demain matin. » Difficile de rattraper ça en invoquant l’esprit de l’époque : Bugeaud était un tel tortionnaire que même le Times s’en est ému dans un article datant de 1845.
La jolie découverte, c’est que les deux principales statues de Bugeaud érigées sur le territoire national sont toutes les deux… en Dordogne. L’une à Périgueux, l’autre à Excideuil, charmant village aux portes de la Corrèze. Vraiment pas loin. On y fait un tour. La statue qui s’y trouve a d’abord été implantée à Alger, dont elle a été retirée en 1962 et sauvée en l’emmenant par bateau à Marseille. La municipalité d’Excideuil, qui « n’a pas oublié son bienfaiteur », enfant du pays, comme explique la plaque commémorative adossée à la statue « tant désirée », se bat pour la récupérer. Cela prend du temps, il faut la restaurer et c’est au final en 1999 seulement qu’elle peut être inaugurée… soit l’année où la France reconnaît officiellement, après plus de trente ans de dénégation, que les événements d’Algérie constituent bel et bien une « guerre ». Et la plaque d’évoquer, sans rire, que « la posture du Maréchal Bugeaud rappelle un autre monument élevé à la gloire du génie colonisateur... » À Périgueux, début juillet, les artistes locaux ADNX et Klemere lui ont mis une corde au cou, invitant les passants et les passantes à tirer dessus… Et nous, on fait quoi ?
Ana Rivalu