Il y a des rencontres qui tardent à se faire, sûrement pour être savourées davantage quand, enfin, elles ont lieu. Voilà des mois que j’entends parler de l’initiative : un ancien boxeur pro a ouvert un établissement d’insertion pour des sortants de prison, un bar-restaurant ouvert 7/7. Il faudra attendre un enterrement pour se rapprocher et s’arrêter manger une assiette copieuse et réconfortante, à prix libre. Gilles manque de temps, mais il prend un instant pour échanger avec nous, on le sent curieux de l’humain en chacun. Le type me plaît, le temps que l’idée germe et je le rappelle, accepterait-il d’être le portrait, lui et son lieu, de la prochaine Trousse corrézienne ? « Avec grand plaisir » me dit-il. Rendez-vous est pris.
Nous sommes en plein village, à La Roche-Canillac, la météo est hostile, il pleut des cordes. Pas question aujourd’hui de s’entraîner à la corde à sauter avant de monter sur le ring. Les sacs de boxe, tels des fleurs qui fanent, pendent tristement aux branches des deux solides marronniers qui ornent la cour.
Mais la météo morose ne peut rien contre la chaleur humaine, j’en reçois une énorme bouffée dès que j’ouvre la porte. Malgré la pluie, nous sommes au printemps, pas de feu, l’âtre de la cheminée est vide mais on imagine facilement le cocon réconfortant avec autour ses fauteuils disposés en arc de cercle.
On s’installe à une petite table devant le bar, derrière celui-ci, les cuisines, à gauche, un solide escalier en bois, en contrebas sur notre droite, une immense salle de réception. Le tutoiement est immédiat, le sourire discret mais franc, un climat de confiance s’installe. Je lui dis simplement, pour guider notre entretien : « T’es qui toi ? Et pourquoi ce lieu ? »
Il me dit sa chance. Son option de jeunesse pour changer le monde était de vouloir « tout faire péter », mais la prison, temps pour lui d’apprentissage et de maturation (il y devient entraîneur de boxe, « élément moteur en prison ») lui fait entrevoir d’autres possibilités. Quand il en sort en 2002, il est soutenu par sa famille qui lui apporte l’assistance, par une avocate, petite-fille d’Albert Camus, qui lui ouvre des portes. Il se rend compte que la majorité des sortants de prison n’ont pas 1/1000e de sa chance.
Alors il décide de les aider à s’intégrer. D’abord en freestyle, via sa propre entreprise de bâtiment qui se porte garante pour nombre d’entre eux. Le travail, et la boxe. « Pour stabiliser les gars, pour canaliser la violence, le ring est dispo à n’importe quel moment et c’est là que tout se règle. Mes compétences me donnent de l’autorité et j’arrive à faire en sorte que ça ne dérape pas ».
Puis, avec ceux qui croient en lui, Marie-Ange notamment, la future déléguée générale de l’association, ils créent Concienta. D’abord association sportive, puis d’accompagnement à l’insertion, qui fonctionne aujourd’hui autour de six personnes aux compétences diverses. Cela n’empêche pas le SPIP1 local de s’opposer à l’initiative, malgré au départ un soutien de la préfecture. Et comme c’est souvent la politique en Corrèze pour ceux qui cherchent à faire autrement, point de subventions, ce sont des fondations privées qui soutiennent financièrement le lieu.
Et des dizaines de bénévoles, dont des villageois qui participent, « les mamies apportent des gâteaux », Gilles sent de leur part une vraie « volonté d’aider ». L’un d’entre eux, proche voisin, me dit que « les gars s’intègrent aux gens du village et inversement ». Gilles salue deux « copains » qui descendent de l’étage, nous présente, mais ils sont intimidés et s’effacent vite. Je sens que la vantardise n’est pas le genre de la maison, Gilles aimerait que je parle avec Marie-Ange… à qui il téléphone, « pour qu’elle m’en dise plus ».
J’entends l’enthousiasme et la détermination, elle voit les résultats de leurs actions, me donne des chiffres parlants, et évoque les « gars » avec beaucoup d’affection. Ici, ce n’est pas qu’un lieu d’accueil temporaire, il y a du lien qui se crée.
« Pourquoi ce lieu ? » Parce que « 80 % des sorties de prison sont sèches. », c’est-à-dire « sans accompagnement, parfois sans papiers, 87 % des sortants sont passés par l’ASE2 et sont sans famille, sans argent, sans compte bancaire… » Soit : les gens sont seuls et n’ont rien. « Alors dans ce cas, le seul réseau existant est celui des malfrats et la récidive devient quasi obligatoire ». Et n’est donc souvent qu’une question de survie. Ils doivent « réapprendre à vivre ». C’est un « public désocialisé, avec souvent des addictions », qui a seulement besoin d’aide (mais l’asso n’accueille plus les gens qui relèvent de la psy demandant un accompagnement et un savoir-faire particuliers).
L’association devient une bouée de sauvetage, et Gilles « un pair aidant qui fait preuve de beaucoup de tolérance et dont on respecte le savoir et l’expérience ». Dommage que les politiques publiques ne veuillent pas suivre alors que la « démarche est humaniste, au service de la société ». « Quand il y a accompagnement par l’administration pénitentiaire (pour 20 % des sortants), ça marche, je ne comprends pas l’intérêt de nous emmerder. »
Et Marie-Ange confirme que ça fonctionne avec les villageois, « ils s’attendent à trouver des gens dangereux et ils se retrouvent face à des gens terrorisés, dont le manque de confiance est grand et qui ne croient plus en rien. » « La population a finalement moins peur qu’eux et cela crée de beaux soutiens d’humains. » Même si avec les jeunes, « c’est plus difficile de créer du lien, c’est un vrai travail et c’est long. »
Depuis 2021, l’asso a accueilli 64 personnes, dont les séjours varient de 6 à 24 mois, « six, c’est au mieux, quand ils ont reçu de l’amour dans leur enfance. » Il y a eu seulement cinq récidives (pour des faits moins graves) pendant le séjour, deux après, car il y a un suivi qui est assumé : « on devient la famille de remplacement », et c’est en partie pour ça qu’il y a toujours des chambres vides, « au cas où ». « Au niveau national, la récidive c’est 63 %, 75 % pour les moins de 25 ans… »
Avant de se quitter, Gilles me confie journaux et magazines3 dont des articles retracent son histoire avec Aldo, le gitan devenu boxeur pro, son projet avec Concienta. Cela semble évident pour lui que je vais les lui rendre. Ce geste m’émeut et je comprends pourquoi par son action, il obtient des résultats. Accorder de la confiance, donner des responsabilités, laisser les émotions s’exprimer et être un solide pilier, comme les arbres dans la cour…
Par CIRCÉ PIEDECOCQ
- SPIP : service pénitentiaire d’insertion et de probation.
- ASE : aide sociale à l’enfance.
- Le Populaire du Centre, jeudi 5 avril 2018. Le Monde, samedi 7 avril 2018. Sphères magazine no 13 – Petites communautés, grandes histoires, octobre 2023. Le magazine L’Équipe, no 25499, 8 juin 2024.