Emblème du progrès et de la globalisation, le numérique s’est infiltré partout dans nos vies : au travail, à la maison, dans nos relations, difficile de le tenir à distance. Est-il possible de reprendre la main ? Tout comme l’agriculture, les vêtements, l’information, on peut déjà réduire l’échelle et réfléchir localement. Pour en discuter j’ai rencontré Guillaume, il fait partie d’au moins deux associations corréziennes qui s’y attellent vaillamment, ici et maintenant : Ilico et Medication Time.
Imposé mais aussi désiré, le numérique nous ouvre des possibles et nous enferme dans le même temps dans son carcan de dépendances. L’écrivain Alain Damasio parle de « technococon ». L’idéologie dominante voit le numérique comme solution, mais chacune des solutions qu’il porte repose sur une montagne de problèmes : éthique, écologique, logistique, démocratique… Ilico (Internet Libre en Corrèze) et Medic’ vont gratter là où ça pèche justement et voir comment on peut faire autrement.
Faire advenir une solidarité numérique
Avec la dématérialisation vient la fracture numérique. 14 millions de Français souffrent d’illectronisme, et les jeunes ne sont pas épargnés, ce n’est pas juste un manque de connaissance, mais aussi d’accès à des outils fonctionnels. C’est une fracture générationnelle et matérielle.
Un exemple, fin 2023 : avis de tempête dans l’école de mon enfant, les AESH (accompagnantes d’élèves en situation de handicap) n’en peuvent plus. Elles viennent d’apprendre qu’elles ne seront pas remboursées pour leurs frais kilométriques. Il fallait déclarer, mais le logiciel pour déclarer ne marchait pas. Ne marchait pas ou bien elles n’arrivaient pas à le faire marcher ? Seules face à l’ordinateur, qui va-t-on croire ? On a déplacé la charge et la responsabilité de la saisie à l’usager. Le numérique c’est le progrès. Et avec un salaire de 600 euros par mois comment avoir un ordinateur performant ? Une nouvelle division de classes.
C’est un exemple parmi tant, nous sommes dépendants de systèmes informatiques sur lesquels nous avons peu de prise, qui fonctionnent en général assez bien, mais parfois pas du tout.
D’après Guillaume : « Plein de domaines sont transformés, mais cela n’a pas été collectivement décidé et surtout pas digéré. Il faut en parler. Quand on est bloqué dans son quotidien on a honte. La transition numérique nous a été volée, les décisions sont prises dans des cercles restreints. Il faut permettre des échanges, partager les vécus. Le numérique devient une infrastructure de base. Si on n’en discute pas on s’isole. »
Ilico et Medic’ créent des espaces pour le faire : des ateliers d’hygiène numérique, des « install party », et des cafés « auto-réparation ». Le but est de comprendre le fonctionnement des outils numériques et aussi électroniques, d’échanger sur le vécu, et de prendre connaissance des alternatives.
On peut venir avec son vieil ordinateur et voir s’il est possible de le transformer, le rendre plus performant, fonctionnel, d’allonger sa durée de vie. On y découvre Linux (un système d’exploitation gratuit qui ne s’appuie pas sur l’obsolescence programmée). On y découvre aussi le monde des logiciels libres de droits – portés par les libristes – pensés en toute transparence pour le plus grand nombre.
Ramener la matérialité dans le débat : les data centers
« Les data centers sont des infrastructures physiques […], permettant de stocker, traiter et partager des données numériques et immatérielles par nature. Leurs installations composées d’ordinateurs, de serveurs, de commutateurs ou d’espaces de stockage […]. Des installations qui fonctionnent 7 j/7 et 24 h/24. » Très énergivores, ces centres nécessitent d’être sous climatisation en permanence.
« Dans son rapport environnemental, Google a ainsi révélé avoir prélevé 28 milliards de litres d’eau dans l’année, dont les deux tiers – de l’eau potable – pour refroidir ses data centers. Entre 2018 et 2022, ses prélèvements ont bondi de 82 % […] les centres de données fleurissent partout dans le monde, avec un taux de croissance de 12,6 % par an ». C’est déjà un immense problème sans aborder la question de l’utilisation faite de ces données.
Pour reprendre la main justement, Medic’ propose des alternatives, des outils de stockage en ligne : nuage (cloud). Leur petite installation est à Chamboulive et tient dans une tour d’ordinateur.
À La Trousse, notre nuage et nos boîtes mail sont hébergés par Ilico depuis près de dix ans maintenant, sans jamais avoir eu le moindre souci. Être proche de son hébergeur permet de mieux comprendre les enjeux d’espace de stockage et d’y réfléchir ensemble. Pour l’instant le public est associatif, mais cela pourrait tout à fait être organisé pour une municipalité.
« L’idée est de s’outiller de façon collective, s’autonomiser et acquérir par un partage de savoirs les connaissances nécessaires à nos besoins respectifs. »
De la technique mais aussi des personnes pour accompagner
C’est souvent le pire dans le numérique quand on ne le maîtrise pas, cet écran comme point final de la conversation. C’est la déshumanisation concrète de notre société. On se plie au formulaire, on doit rentrer dans une case A ou B et personne avec qui échanger sur le C, le D de notre humanité.
Pour aller plus loin :
- Karine Mauvilly, Cyberminimalisme, Seuil, 2019. Face au tout-numérique, reconquérir du temps, de la liberté et du bien-être.
- Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, Zulma, 2020. Ou comment les GAFAM modèlent nos comportements.
- Félix Tréguer, L’Utopie déchue ; une contre-histoire d’Internet, Fayard, 2019. Ou comment historiquement l’État façonne les moyens de communication.
- Le podcast du Meilleur des mondes sur France Culture qui a pour sujet les jeunes et les écrans
- La mini-série Arte Dopamine qui dissèque (de manière accessible) les mécanismes qui rendent addictifs beaucoup d’applications de réseaux sociaux.
- Framasoft, pour des outils libres.
- La Quadrature du Net, pour promouvoir et défendre les libertés fondamentales dans l’environnement numérique (notamment sur la techno surveillance).
Par APRIL O’NEIL