Ce premier volet d’une série d’articles sur la vie insoupçonnée des espaces publics s’ouvre sur la place du théâtre et ses acteurs. Des jeunes, au beau milieu de la place publique, avec leurs styles contrastés, à squatter tous les jours, ça méritait bien un peu d’attention.
Pour planter le décor : un carré d’environ cinquante mètres de côté, quelques bancs qui le bordent, un parterre de jets d’eau, et le théâtre de la ville. Et voilà que, selon les jours, et le soleil aidant, l’espace s’anime, se peuple, les uns passent, les autres se posent. Bref, l’espace vit. Mais au fait, pourquoi sont-ils là tous ces gens ?
Des fréquentations passagères
aux habituelles fréquentations
Pour expliquer ces présences, il y a tout d’abord la dimension publique du lieu, allant des passages éphémères aux occupations occasionnelles, surtout entretenues et rythmées par le dynamisme des multiples débordements du cadre bâti autour de la place (théâtre, parking, hall du marché, cafés…). Fréquentations momentanées et irrégulières colorent ainsi l’espace d’une animation singulière.
Et puis surtout, il y a cette occupation quotidienne, habituelle, où se façonne un lien intime entre personnes et espace. Désormais, nous ne sommes plus sur le parvis du théâtre, mais sinon « au théâtre », « à la place ».
Et là, c’est merveilleux, car l’espace se fait lieu de rencontres plus ou moins improvisées. Du Club de la Guierle, groupe historique fédéré par le rugby qui se réunissait en nombre sur la place, il ne reste que quelques représentants. Aujourd’hui, ceux qui s’installent autour des bancs, près des murets, « quasiment tous les jours, après les cours », ou alors, « très souvent, dès qu’on peut »,
ont pour la plupart entre dix-huit et vingt ans. Répartis autour de quatre ou cinq noyaux principaux, ils vont être cinq, puis dix, vingt, et parfois, surtout l’été, jusqu’à cinquante. C’est « notre coin de réunion », « la place des jeunes », en provenance des quatre lycées de la ville, et pas seulement, car une bonne partie d’entre eux travaille, suit une formation ou fait un stage. Des jeunes, certes, mais pas n’importe lesquels. Selon leurs propres mots, beaucoup se considèrent « en dehors de la société »,
« pas comme les gens normaux », ou encore comme « ceux qui ne se retrouvent pas dans le système d’aujourd’hui ». Et ce n’est pas un hasard si ces jeunes se retrouvent là quotidiennement sur l’un des plus importants espaces urbains de Brive. Car c’est bien dans un espace tel que celui-ci, peut-être le parvis le plus collectif de la ville, espace qui n’appartient à personne, que tous ces jeunes, décalés, vont pouvoir prendre place.
Alors, ils viennent, évidemment, pour passer du bon temps ensemble, et également, pour beaucoup d’entre eux, pour faire du sport. De fait, « il y a beaucoup de sportifs, plein de sportifs » : ceux qui s’entraînent au parkour (déplacement en inventant une réutilisation de l’environnement et grâce à ses seules capacités motrices), qui préparent des G.N. (jeux grandeur nature), et une grande majorité qui ride (rouler ou glisser) avec skate, longboard, B.M.X., ou trottinette. « On passe la journée à skater » explique l’un d’entre eux, « on tricks (faire des figures) sur la fontaine ».
Cependant, ce « terrain de jeux pour les jeunes », tel que le définit une responsable du théâtre, se doit constamment d’être renégocié avec la police sous prétexte de la gêne occasionnée. Du coup, « on est vachement limité »
se plaint un longboarder. Mais où aller ? La rampe en taule du skatepark assez minable, construit il y a une quinzaine d’années par une entreprise de toboggans, est brûlante l’été, glissante après la pluie. C’est pourquoi, chaque année depuis dix ans, ils déposent un dossier de demande à la mairie afin d’obtenir un espace dédié à leurs pratiques. La réponse est toujours la même :
« Pas de sous… on vous tient au courant ». Quand les institutions (et la société) refusent de faire une place aux jeunes, les jeunes se font la place qu’ils peuvent.
Néanmoins, « on se sent bien ici », l’espace est grand, relativement bien aménagé pour les pratiques sportives, près du centre, non loin des lycées, et puis, « il y a du passage, on ne s’ennuie pas ». Un terrain de jeux, un théâtre, de la jeunesse, une notoire dimension publique, voici bien les bons ingrédients d’un espace urbain heureux. Mais oui, je vous l’assure : « Parfois, on est deux, trois potes à débattre sur la société, et après, on va faire des saltos par-dessus les gens ».