Une enquête historique, politique et sensible, menée en Corrèze par les descendants d’une bande de terroristes et d’indésirables. Ou : comment le courage et la solidarité ont pris le pas sur la peur et l’égoïsme entre 1942 et 1945, dans la commune de Saint-Martin-la-Méanne où a été hébergée et aidée une dizaine de familles de Juifs immigrés et Résistants. Ou : pourquoi et comment interroger l’Histoire, chercher des traces et des témoignages après tant d’années ? Pour La Trousse, nous tenterons de faire revivre cette aventure généreuse en livrant nos trouvailles, nos rencontres… et nos questionnements.
Déchiffrer une lettre
Tout commence il y a quelques années, quand Pierre retrouve dans les affaires de ses parents une lettre provenant de République démocratique allemande (RDA), écrite par Edith Lehmann. Il se souvient que pendant la guerre, Edith, Otto, et leur fille Lise, ont été hébergés par sa famille, à Murat, un village de Saint-Martin-la-Méanne. Les Lehmann représentaient dans la France d’alors tout ce qu’il ne fallait ni être, ni aider : Juifs, Allemands et communistes.
« Kleinachnow, RDA, le 27-4-1971
Chers amis René et Janin,
Voilà plusieurs années ont passer et mettnant je viens bavardé un peu avec vous. Mettez du bois au feu et je vais vous raconter un peu de notre vie. Tout d’abord, je parle mieux comme je écris mais comme ça vous avez quelque chose à rire ! Nous voilà arrivé à un age où on le dit : Otto 72 ans, Edith 56 ans et Lisoumann 29 ans… A notre retour nous nous sommes jeté dans le travaille, dabord les débris dans les rues et dans les tetes [Edith raconte leur vie en Allemagne après 1945]. 1969 nous avons reçue une Medaill de la Résistance Français. Ont a pas cachez nos larmes de jois ! Otto et moi nous vous invitons pour passer vos vacance chez nous. Tu es marié avec Janine Estivaux ne ce pas ? A tu des enfants ? Nous parlons des fois…tout revient comme ci nous sommes à Murat [Elle évoque le quotidien d’alors]. Et toi ma chers Janin te souvient tu de moi ? A la recolt de pommes de terre jaitais avec toi aux champs, ton papa vené plus tard avec les vaches. Ecrivé nous un peu sur le village de Murat. Le camarade Estivaux et sa feme, que font-ils ? [Puis, au détour de souvenirs…] Et la famille nombreuse, il aitais locataire d’une proprietaire. Tu cest ça reste un camarade, on a fait souvent nos reunions du parti (allemande) chez lui, comme ca nous etion tranquile. Tu te souvient encore du jeune allemande, en parlend il acroché, les faschist l’ont tué… »
Stupéfaction. Une réunion du parti communiste allemand à St-Martin-la-Méanne sous le nez du GMR1, la milice qui trône à la mairie ? Qui étaient-ils ? Et qui était donc ce jeune Allemand tué par les fascistes ? Dans le désordre et l’émotion qu’Edith provoque en ressuscitant cette époque, une question émerge : comment se sont passées la guerre et l’Occupation ici, où des gens « indésirables » ont été aidés, hébergés, vivant à découvert tout en se battant dans le maquis ? Que savons-nous au fond de tout cela ?
Chercher les Lehmann
Le temps se dresse comme un obstacle. Nous voici 50 ans plus tard, plus personne pour nous éclairer. Pierre ne garde en souvenir que quelques anecdotes joyeuses ou effrayantes, racontées par ses parents, et qui toutes finissent bien. Nous décidons de chercher Lise, mais comment ? Selon la lettre, elle s’est mariée et a sans doute changé de nom. Nous contactons Yad Vashem2 pour nous aider dans cette recherche en Allemagne. Nous plongeons dans les Archives de Tulle et de Limoges, pour tenter de réunir quelques fragments de la vie des Lehmann. Première surprise heureuse : leurs papiers d’identité ! Ils ont enfin un visage. Edith a 31 ans quand elle accouche de Lise, à l’hôpital de Tulle, en décembre 1942. Elle a des papiers portant la mention « protestante », comme Otto, passé par la filière du Pasteur Toureille, dans l’Hérault ; il aide les Juifs et leur fournit des faux. Le passé militant d’Otto a laissé des traces pour qui a la patience de les chercher dans les Archives allemandes et russes. Militant spartakiste3 en Allemagne en 1919, emprisonné, passé en France après avoir combattu dans les Brigades internationales d’Espagne, il est interné en 1939 aux camps de Saint-Cyprien et Gurs, puis en 1940 aux GTE4 de Bellac et Ussac – pour forestage à Saint-Martin-la-Méanne. Là, à 44 ans, il rencontre – sans doute par le réseau FTP5– René Chastang, jeune paysan communiste et Résistant, qui vit à Murat.
Une manière d’être au monde
Un tableau s’ébauche à petites touches : des résistants, des paysans qui aident, nourrissent, hébergent, et d’autres qui, s’ils ne font rien, ne dénoncent pas. Pierre croise nos découvertes et ses souvenirs : « Ces réfugiés étaient à la fois clandestins et employés au bûcheronnage par l’entreprise Bernis. Certains d’entre eux participaient aux actions de guérilla des FTP la nuit alors qu’ils bûcheronnaient le jour. Comment expliquer tout cela sans faire appel à ce quelque chose, cette manière collective d’être au monde, qui avait créé un puissant maquis capable d’imposer un rapport de forces ? Cet état d’esprit, cette manière d’être au monde a baigné ma jeunesse. Oui, c’était mieux avant à St-Martin. Le monde n’était pas mieux, mais il y avait ça et ça s’est concrétisé dans cette histoire. » Rapport de force favorable dans la « petite Russie », la Corrèze rouge ? Sentiment de fraternité à l’œuvre, au péril de sa vie, pour ne pas aggraver le malheur du monde ?
Yad Vashem ne retrouve pas Lise. Nous sommes déçus, mais après toutes ces années de silence, il fallait s’y attendre. Comment trouver des traces quand les gens ont si peu parlé, si peu transmis et si peu questionné ? Un été, cependant, Yad Vashem nous rappelle…
La suite dans la prochaine Trousse !
Par AFP
- Groupe mobile de réserve, paramilitaires français organisés par Vichy, aux ordres des Allemands.
- Association 1901 qui recherche les « Justes », personnes qui ont risqué leur vie pour aider des Juifs pendant la guerre.
- Ligue spartakiste, parti révolutionnaire créé par Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht en Allemagne en 1918.
- Groupes de travailleurs étrangers, créés pour les étrangers dits indésirables à partir de 1940, immigrés espagnols, juifs de l’Est, etc. Le pays manque de main d’œuvre, puise dans cette réserve d’hommes et les exploite avant de les déporter. On en compte huit ou neuf en Corrèze travaillant sur des chantiers de forestage, tourbières, barrages, ou chez des agriculteurs.
- Francs-tireurs et partisans, mouvement de Résistance organisée par des militants communistes en juin 1941.