On ne fait pas de grands empires sans petites mains. C’est dans un fracassant silence que l’unité de production de l’équipementier électrique Legrand d’Uzerche s’arrêtera définitivement fin mars. Pas une once de contestation syndicale, pas un râle des politiques locaux, pas un trait de plume, pas un son de cloches1. Circulez… Et pourtant j’ai rencontré deux salariées qui ont fait là toute leur carrière et qui trouvent que « c’est incroyable tout de même que personne ne dise rien ».
Rassurez-vous le fleuron français limougeaud va bien
L’unité de production d’Uzerche ne ferme pas pour des raisons économiques. Non. Tous les voyants du groupe Legrand sont au vert. Son chiffre d’affaires a doublé depuis son retour en Bourse en 2006 pour arriver à plus de 6,6 milliards d’euros en 2019. Avec ses 140 acquisitions à travers le monde, il réalise 85 % de ce chiffre à l’étranger. En 2011, il entre au CAC 40 tout en gardant son siège social à Limoges. Le cours de l’action a pris 248 % depuis l’introduction du titre. Elle vaut actuellement 74 euros et son potentiel de progression est bon. Au niveau de la responsabilité sociale et environnementale (RSE) l’entreprise affiche aussi sa bonne conduite : mécénats pour l’accès à l’énergie ; de la sernity on et de la security way pour les « collaborateurs », le souci de l’environnement, l’égalité avec + 20 % de femmes manager pour 2021.
Une sacrément belle histoire locale
Legrand c’est presque 150 ans d’histoire. L’origine de l’appareillage électrique est à chercher du côté de ce qui isole plutôt que de ce qui conduit le courant. C’est ainsi que tout commence par une usine de porcelaine et que tout s’accélère avec l’arrivée du plastique. Quasiment dès les origines, des interrupteurs électriques cuisent entre la vaisselle de table. Puis un four leur sera dédié. En 1944, la société est reprise par Jean Verspieren, de la grande famille de courtiers d’assurance du nord de la France. Avec son beau-frère Édouard Decoster, ils s’orientent exclusivement vers la fabrication d’appareillages électriques à partir de 1949. Les deux familles vont diriger les affaires et développer l’entreprise jusqu’en 1988 et être présents dans le conseil d’administration jusqu’au début du siècle.
Puis le virage vers la finance et celui de la domotique
En 2001, Schneider Electric rachète « amicalement » l’intégralité du capital Legrand. Mais la Commission européenne y met son veto pour abus de position dominante. Il faut défusionner. En 2002, deux fonds d’investissement, KKR et Wendel, viennent à la rescousse et rachètent 98 % du capital. Le premier est américain. Il est investi dans 65 % des 500 plus grosses sociétés mondiales et, depuis sa création en 1976, il obtient en moyenne un taux annuel de rentabilité de 27 %. L’autre est plus modeste, mais appuyé sur la dynastie industrielle lorraine Wendel de maîtres de forge et a pour président d’honneur Ernest-Antoine Sellière. En mai 2020, l’entreprise prend le temps d’écrire « notre raison d’être », document intitulé Legrand améliore vos vies : confort, sécurité, bien-être… Dans un petit clip est mise en image la stratégie à l’œuvre depuis 2015 : le développement des objets connectés.
Le collaborateur en place du travailleur
Dans les volumineux documents de bilan de Legrand disponibles sur leur site, il n’y a plus de travailleurs, d’ouvriers, mais des collaborateurs perdus sous des centaines de pages de concepts et d’indicateurs de performances productives et environnementales aux musicalités anglo-saxonnes. Le business ecosystem s’accommode à merveille de process éthiques, d’hygiène et de sécurité. Et là-dedans pas de trucs vulgairement franchouillards comme délocalisation ou plan social. Et pourtant, les salariés Legrand sont dans le monde 39 007 aujourd’hui contre 32 955 en 2007 (soit une augmentation de 18 %, très faible au vu du grand nombre d’acquisitions). Dans le même temps les salariés de l’Hexagone sont passés de 8 412 à 5 950, soit une baisse de 30 % en douze ans.
Les oubliettes pour ceux qui ont fait que Legrand est grand
Pas de trace dans l’histoire officielle de Davaye. C’est ma rencontre de Mahude qui me met sur la piste : « À l’époque on ne travaillait pas pour Legrand mais pour Davaye. Je ne sais pas trop pourquoi mais je sais qu’on n’avait pas les mêmes avantages. » Et Émeline de préciser : « Je me souviens que nous gagnions un franc de moins de l’heure. » Un article du Monde datant du 22 juin 1979 dévoile un autre pan de la stratégie à l’œuvre : « Davaye, petite affaire de la région parisienne d’appareillage électrique, est absorbée en 1962 par Legrand. Or c’est l’époque où la politique de développement régional et la DATAR sont à la mode. Toute industrie qui se décentralise reçoit primes et subventions. » Legrand va ainsi créer 10 unités de production Davaye dans un rayon de 60 km autour de Limoges dont deux en Corrèze (Lubersac et Uzerche) directement rattachées à la maison mère. Ces unités comportent entre 60 et 230 personnes et peu d’encadrement. À cette double logique – payer moins les travailleurs et toucher les subventions d’une délocalisation fallacieuse – s’ajoute une troisième que Mahude a vécu : « Mon hypothèse, c’est qu’ils ne sont pas venus à la campagne pour rien. Nous étions de jeunes femmes issues de familles modestes sans boulot. Nous n’allions pas revendiquer, tirer au flanc, se syndiquer. On a tiré Legrand vers le haut. » En 1979 c’est 1 400 personnes qui travaillent à Davaye (21 % des 9 600 salariés du groupe), 81 % à 95 % de femmes encadrées par des hommes pour réaliser le travail le plus pénible, le plus répétitif et le moins bien payé : le montage. Elles subiront de l’intérieur les soubresauts du monstre tentaculaire qui se déploie à travers le monde : l’impitoyable répétition des cadences accrues. À l’instar de Malhude, certaines finiront travailleuses handicapées, fourbues de névralgies.
Une agonie maîtrisée
Legrand est grand et n’a plus besoin de ses petites unités de production. Il les éteint les unes après les autres, en douceur. En 1979, elles n’embauchent déjà plus. L’article dans Le Monde est ainsi conclu : « À l’avenir la croissance de Davaye sera obtenue à partir de gains de productivité. » Depuis lors, les départs en retraite ont été remplacés au compte-gouttes par des intérimaires. Et à la question récurrente des salariés sur le devenir d’Uzerche, la réponse est jusqu’en janvier toujours ce même sophisme : « Nous adaptons la charge de travail à la capacité. » Ils n’étaient plus que quinze salariés en ce début d’année. Chacun a été fortement incité à rencontrer la DRH de Limoges pour « faire le point ». Pour ceux qui avaient leurs trimestres : une enveloppe alléchante et le choix d’un motif de licenciement. Pour Mahude se sera : « refus de remplir l’autoévaluation de production selon le code couleur ». Voilà, c’est fait. Inattaquable. Plus de capacité, plus de charge de travail, plus d’Uzerche. Et le grand groupe local en pleine expansion va réussir incognito à supprimer ici une centaine d’emplois en une dizaine d’années au nom de l’innovation et pour l’amélioration de nos vies… La suite le mois prochain avec des récits du travail dans les ateliers. N’hésitez pas à nous contacter pour témoigner.
Olivier Guevarec
1 – Benoît Coquart, le Directeur Général du groupe Legrand était l’invité de France Bleu Limousin ce mardi 23 février matin alors que cet article est déjà rédigé. Le journaliste lui passe la brosse à reluire sans un mot sur la fermeture d’Uzerche et la menace sur les autres ex Davaye pas encore fermés.