Ça pourrait donner quelque chose comme : Prairies et pâturage en Limousin – À la croisée des savoirs d’éleveurs·ses et de botanistes. Un livre sorti en septembre 2023, un guide technique, un fabuleux outil pour découvrir le territoire, sa flore, son sol et aussi un peu de son histoire, de sa géographie et bien plus encore. Interview d’une des trois auteurs,
Caroline Dos Santos.
– Quel est ton parcours ?
– J’ai suivi des études d’agriculture, à la fac, puis en école d’ingénieur à l’institut des régions chaudes à Montpellier. Institut qui historiquement était l’école où on enseignait le développement des colonies mais qui aujourd’hui se concentre sur le développement rural des pays tropicaux, avec une approche sociale. J’ai trouvé mon premier boulot dans le Limousin, et j’y suis restée. J’ai été paysanne boulangère pendant trois ans avec mon conjoint, et de 2015 à 2023, salariée de l’ADAPA.
– ADAPA, quézaco ?
– Association de Développement pour une Agriculture Plus Autonome. Elle organise des échanges entre agriculteurs sur leurs pratiques et intervient aussi dans les écoles, surtout le secondaire et l’enseignement technique. L’aspect formation est crucial puisqu’il engendre des financements pour l’association. L’ADAPA fait partie d’un réseau, et s’ancre dans l’éducation populaire, normalement.
– Normalement ?
– Il peut être difficile de résister à l’approche scientifique, l’idée est de mettre en exergue des savoirs empiriques d’agriculteurs, mais le monde de la formation demande des experts, et les experts ne sont jamais les paysans.
– Les paysans ne sont donc pas des experts ?
– Le discours sur les paysans est hallucinant, ils sont considérés comme des « arriérés », ça me fait penser aux colonies. En plus, si tu ne connais pas ce monde-là, tu ne saisis pas ce que disent les paysans. Ils ne savent plus que leur savoir a de la valeur. Il y a de la méfiance. On entend toujours la voix des gens hyper techniques. La culture agricole est en train de disparaître au profit d’une approche techniciste et productiviste. Ce qui m’intéresse, c’est de prendre en compte la réalité des gens, partir du principe qu’on ne fait pas par hasard ou par ignorance.
– Qui a eu l’idée du livre ?
– C’est venu des agris.
En Limousin, c’est très compliqué de se comparer, il y a une très grande variété de milieux : plateaux, landes, gorges, vallons… Un écart de 30 kilomètres change tout. Les agris ont eu envie de pouvoir dire pourquoi c’est différent, et de réfléchir à comment influencer le milieu. Envie aussi de déconstruire des idées préconçues sur l’alimentation [des animaux]. Les vendeurs de semences sont très doués pour développer des discours difficiles à contrer. On décrit une autre approche, par l’observation, différente de celle qui passe juste par des chiffres. C’est plutôt de l’ordre du vécu, du vu et du ressenti. Le savoir peut être contenu dans des expressions : « Là, les veaux sont super » ; « ça leur fait du bien » ;
« le pelage est beau ». Cette approche est un regard qui s’éduque, les paysans ont beaucoup de
connaissances qui ne sont pas dites. Et ils n’ont pas d’espace pour les dire.
– Quelles sont les particularités en Limousin ?
– Il est entendu que les sols sont pauvres, même si ce n’est pas pareil partout. La terre est acide, et repose sur du granite et du schiste (sauf dans le bassin de Brive et quelques exceptions). Sur le granite il y a peu de minéraux. L’acidité diminue la potentialité des cultures. À cause de la pauvreté du sol, l’écosystème est fragile, un peu comme en milieu aride, il résiste moins bien aux aléas. On perd vite et fort. C’est un milieu
particulièrement fragile. Ici les gens ont souffert de la faim – même si la guerre est souvent en cause dans la fragilisation des sociétés agraires. C’est devenu une terre d’élevage aujourd’hui parce que c’est dur d’y faire des cultures.
– Qui d’autre a participé à la rédaction du livre ?
– Jean-Luc Campagne et Lorrain Monlyade. C’est le conservatoire botanique national du Massif central qui publie l’ouvrage, en collaboration avec les associations Geyser et ADAPA. Jean-Luc s’est occupé des
entretiens avec les agriculteurs, il fallait un regard extérieur. Il y a eu une première ébauche à partir des entretiens. Puis Lorrain a fait des ajouts en croisant avec le regard du botaniste. Moi j’ai interprété le contexte agricole et fais le lien entre les différents savoirs.
Puis il a fallu faire le choix de ce qu’on allait mettre en valeur, les pâturages, mais il y aurait encore bien d’autres aspects à approfondir : le parasitisme, les critères d’élevage, le changement climatique…
L’écriture a pris six mois, on avait une date limite à cause du programme européen, ce fut un énorme boulot, hyper dur mais enrichissant. C’est une expérience incroyable de partage humain d’écrire à trois personnes venues d’univers différents, avec la volonté de ne pas trahir les propos des personnes interviewées.
– Et donc, quel est le sujet ?
– Ce livre se veut une fenêtre ouverte sur ce monde paysan, une manière aussi de légitimer un regard. D’arriver à démontrer que certaines pratiques ont du sens : « Non, on n’est pas des fous d’aller sur les landes », « de passer dix mois sur douze dehors » … Il y a un besoin de caution scientifique. Nous avons essayé de traduire ce que disent les agriculteurs et de croiser les vécus avec des apports scientifiques.
Les gens veulent quantifier, mais parfois il faut accepter d’apprendre autrement : « Viens, juste je te montre », il n’y a pas toujours de recette. Pour l’alimentation par exemple, il y a des effets de troupeaux, le goût des plantes. Il faut confronter la soi-disant rationalité scientifique et le réel. L’ouvrage vient d’un désir d’ouvrir vers d’autres publics : des nouveaux installés, des botanistes… Le milieu environnemental et agri’ commencent à peine à se côtoyer. C’est difficile de lâcher la posture du conseil et d’écouter, d’entendre ce qui fait écho à ce que je sais. Il y a aussi un aspect générationnel, le but est de transmettre, les agris ont des choses à transmettre. C’est compliqué de faire des choix quand on ne vient pas du milieu
agricole, on peut vite aller vers un système bio bourrin, nous sommes acculturés dans un système productiviste. Et il y a une défiance réciproque à parler avec des gens du cru. Dans ce guide, on a cherché à valoriser la prairie naturelle. Il y a aussi un aspect esthétique, c’est beau, les bêtes sont bien et en fin de compte, ça produit. Il y a aussi un parti pris de résilience climatique. Les prairies naturelles favorisent certaines espèces endémiques adaptées.
– Où peut-on trouver ce livre ?
– Il est disponible gratuitement en PDF sur le site du Conservatoire botanique national du Massif central, ou en version papier, contre frais de port, en contactant l’ADAPA
Par MARIE DA SILVEIRA