Être précaire, tout un métier

La séquence électorale du printemps 2022 a confirmé que le gouvernement du pays reste pour l’heure aux mains des néolibéraux. Entre une inflation qui explose, une réforme de l’assurance-chômage qui restreint considérablement les droits des sans-emplois, une réforme des retraites qui promet une baisse drastique des pensions pour l’ensemble de la population, et une fonction publique où le nombre de contrats précaires explose, il est à prévoir qu’une bonne partie de la population en souffre. Je rencontre Adèle(1), précaire professionnelle en Corrèze, pour mieux comprendre l’art d’être toujours en galère.

Le Président l’a bien dit : il suffit de traverser la rue pour trouver du boulot. Est-ce que ça marche ?

Adèle : On peut trouver des boulots, c’est vrai, mais la plupart précarisés et sans aucun sens pour l’intérêt général. Il y a du travail utile au commun (aide à domicile, AESH(2), enseignant, éboueur, éducateur, animateur…) mais lorsqu’on y est accepté en contrat précaire, c’est très mal payé et le plus souvent à l’autre bout du département et à tes frais ! Sans parler des conditions de travail souvent indignes.

Quels ont été tes derniers jobs ? Les missions qu’on t’a confiées étaient-elles intéressantes ? As-tu été correctement payée ? Pourquoi changes-tu tout le temps d’emploi ?

Adèle : J’ai d’abord travaillé dans le milieu associatif corrézien, parce qu’a priori ça avait du sens : des missions dans le domaine de la culture ou de l’éducation me paraissaient pouvoir contribuer à l’émancipation de l’humain par l’humain. Mais travailler dans ce secteur est devenu plus compliqué depuis que les emplois aidés ont disparu, freinant les associations dans leurs possibilités d’agir.

Je me suis alors dirigée vers des emplois saisonniers : je souhaitais simplement gagner de l’argent pour pouvoir en mettre de côté et construire mon propre projet pour m’émanciper de ce système qui ne me convient pas, tout en étant mobile. Vivre en camion et rencontrer de la vie ailleurs, ce nomadisme, est pour moi un besoin qui me permet de garder l’esprit ouvert.

J’ai traîné, emballé et transporté des sapins de Noël, boulot inutile et toxique par excellence, dur et très physique, payé au lance-pierre malgré de longues journées exténuantes et soumises aux cadences infernales imposées par un patron grossier. Tout ça pour vendre des sapins aux bourgeois ou aux pauvres gens qui les imitent… avant que ces arbres gavés de pesticides soient tous jetés quelques jours plus tard.

J’ai été conductrice de remontées mécaniques dans une station de ski, activité qui là encore détruit la planète pour le loisir d’une infime partie de la population, la plus riche : très physique et très pénible aussi à cause notamment des mêmes cadences imposées, et avec pourtant de grandes responsabilités.

J’ai bossé en intérim en tant qu’hôtesse dans un théâtre et je suis arrivée au même constat : on précarise l’emploi au service du divertissement des mêmes bourgeois.

J’ai été femme de ménage, expérimenté la cueillette, maltraité malgré moi des personnes âgées dans des EHPAD(3)…

Mon dernier boulot pour une municipalité corrézienne dirigée par de vieux éléphants avides de privilèges était aussi un leurre. J’étais pourtant chargée de m’occuper des animations pour les ados de la ville, en partenariat avec les associations, ce qui aurait pu avoir du sens. Ma mission consistait à impliquer les ados dans les décisions les concernant. Mais j’ai rapidement constaté que la Mairie était juste soucieuse de redorer son image avant les élections qu’il fallait absolument gagner pour conserver tous les privilèges de certains.

J’étais payée 45,29 euros par jour travaillé. Jusqu’à quarante heures par semaine… payées trente-sept-et-demie comme le stipulait mon contrat. Les heures supplémentaires n’étaient pas comptabilisées, y compris pour le calcul de mes droits au chômage : une centaine d’heures sont ainsi passées à la trappe ! J’avais le statut de stagiaire (mes collègues étaient en service civique), avec pourtant des responsabilités énormes : en mode démerde-toi et donne-toi à fond ! Je me suis effectivement montrée dynamique, force de proposition, autonome, polyvalente, opérationnelle, mobile, rentable, adaptable…

Bénéficies-tu d’aides sociales ? Lesquelles ? Combien ?

Adèle : Entre deux mauvais jobs, je bénéficie de prestations sociales et suis donc considérée par certains comme une parasite, alors que la précarité que je subis au quotidien m’empêche justement de construire mon projet et ma vie. Je touche par exemple deux-cent-vingt-quatre euros d’aide au logement, ce qui me permet d’avoir une chouette coloc avec des cafards et des rats. Les nouvelles règles de l’assurance chômage m’ont privée de ce droit, car je n’ai pas travaillé assez d’heures. Je touchais donc environ cinq-cents euros de RSA(4)… avant qu’il me soit supprimé par le Département qui m’a rappelée à mon rôle d’esclave. Je reçois des colis alimentaires qui me permettent de manger des steaks en plastique, et cinquante euros par mois de chèque alimentaire à aller dépenser… dans les supermarchés, partenaires du grand Capital.

J’ai fini en dépression.

Et autour de toi ? Croises-tu d’autres gens en galère ?

Adèle : Oui ! Tous les saisonniers et tous les intérimaires qui galèrent à payer leurs loyers et à se nourrir correctement. Et toutes les personnes exclues de tout et qui vrillent au fil du temps à force d’être maltraitées par la violence de ce système qu’elles comprennent parfaitement.

Le mythe du plein-emploi est une foutaise : c’est une stratégie pour précariser l’emploi tout en distribuant l’argent public aux grandes entreprises et à leurs actionnaires. Cette propagande est nécessaire pour faire culpabiliser les chômeurs. J’entends souvent dire que le capitalisme veut remplacer l’humain par des machines, mais il continue à déshumaniser des millions d’humains pour les transformer en zombies du travail.

Ce système est très toxique : il te fait croire monts et merveilles en te disant qu’il a besoin de toi pour devenir meilleur et rester en vie, mais en fait il te rabaisse, t’humilie, te torture l’esprit en altérant ton propre regard sur toi-même. Au final, tu es dans la misère même si tu crèves au travail. Quel sens donner à la vie dans ces conditions ? Quel espoir ?

Tu es en colère, en vrai ?

Adèle : À force de voir clairement toutes les ficelles à l’origine de cette précarité qui se répand et du malheur qui en découle forcément, la colère quotidienne devient une rage. Je ne pense pas avoir d’autre choix, pour m’en sortir, que celui de lutter pour l’émancipation collective et individuelle par l’autogestion.

Ou alors me barrer sur les chemins tracés par les biches dans les belles forêts qui nous restent…

STLAF

(1) Le prénom a été modifié.

(2) Accompagnant des élèves en situation de handicap.

(3) Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes.

(4) Revenu de solidarité active.

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