Rencontre avec des bénévoles et l’animatrice de Solidarité Paysans Limousin
PAR DIDIER BERTHOLY
Que produit l’agriculture ? Notre alimentation, oui, mais aussi du paradoxe. Beaucoup de paradoxes.
Il en est un, planétaire : les paysans font naître, élèvent et cultivent pour nourrir, cependant qu’une majorité d’entre eux sont réduits à l’état d’indigence, à l’incapacité de subvenir à leurs besoins premiers.
La paysannerie française de la première moitié du 20ème siècle a laissé place à une agriculture mue par l’ambition, d’abord de l’autosuffisance alimentaire du pays, louable, puis, aussitôt, par celle de conquérir le podium mondial du PIB agricole. Le prix payé ? Une restructuration à marche forcée de la « ferme France », formule par laquelle la communication institutionnelle désigne l’agriculture du pays. Derrière ce prix, de multiples situations de souffrance. C’est la profession la plus exposée au suicide.
Les lettres qu’on ouvre plus
Oui, l’agriculture est malmenée. Ses mutations rapides sont étrangères au monde urbain qui caractérise désormais notre civilisation. Mais quelle agriculture attractive ? Celle du profit et de la finance ou celle qui s’en affranchit ? Celle qui intègre ou celle qui désintègre et élimine ?
J’ai trop de respect pour les agriculteurs – fidèles au vocable de paysan qu’ils continuent de s’attribuer sur ces terres d’élevage – pour ne pas faire miens les discours de dénigrement systématique. L’agriculture n’est pas un monde à part malgré ses spécificités et les agriculteurs ne sont pas exempts de responsabilités à l’égard de la société. Cela étant, ils ne sont pas épargnés par la précarité que l’implacable logique économiste et financière dominante et dominatrice leur inflige.
Qui mieux que d’autres paysans peut appréhender la détresse d’un éleveur, d’un maraîcher ou d’un arboriculteur à la dérive économique et sociale. « Je ne peux supporter qu’un paysan en arrive à… » Jean-Marc Roche suspend sa phrase. À craquer ? À pleurer ? « Notre agriculture souffre en silence : des fermes autrefois viables continuent de disparaître sans bruit. Le seul silence qui se fait pourtant entendre, c’est celui du paysan qu’on trouve un beau matin la corde au coup ou une balle de fusil dans le crâne. » Ce sont les mots de Dominique Fleygnac, l’un des fondateurs, en 2005, de Solidarité Paysans Limousin.
Il est un symptôme assez commun aux personnes victimes de difficultés financières : sur le buffet ou sur un coin de table s’accumulent factures, rappels et mises en demeure dans leurs enveloppes encore cachetées.
Quelques expériences vécues.
L’histoire de Jean-Marc est celle d’un producteur laitier qui, avec 70 hectares (ha), nourrissait un troupeau qui produisait 300 000 litres par an. Il aura suffit d’un matin de gel de début d’automne qui a eu raison de la récolte de maïs, d’un banquier assureur du monde agricole qui l’a « lâché » comme il le dit lui-même, et, l’année d’après, d’une chute du prix du lait à 240 € la tonne – en 2009, des agriculteurs épandaient le lait dans les prés – pour que l’éleveur se trouve au bord du gouffre. C’est par dizaines de milliers d’euros que s’évaluent les pertes. Des années de patient travail qu’il faut sacrifier d’urgence : déclarer à la DDT la cessation de la production, récupérer l’argent des quotas1, se séparer des bêtes. Un monde qui bascule. Les conseils des techniciens de la Chambre d’Agriculture, l’intervention de Solidarité Paysans. La liquidation est évitée. Heureusement, Jean-Marc dispose de 70 ha labourables. Une reconversion s’opère dans la production de céréales. Jean-Marc a rejoint il y a trois ans le petit bataillon de Solidarité Paysans Limousin où il devient bénévole. « Dans ce métier, tu n’as plus le droit de trébucher » se désole-t-il amèrement.
Élevage concentrationnaire, éleveur pieds et poings liés
Autre histoire, à l’issue beaucoup plus incertaine. Un jeune aidé dans son installation hors cadre familial par la Chambre d’Agriculture. Faute de surface suffisante, produire du poulet hors sol permet de se lancer. Demande internationale en plein essor : produire toujours plus en le moins de temps possible. Un plan d’investissement de 500 000 € dont 380 000 pour un bâtiment concentrationnaire qui abritera des bandes de 30 000 poulets, bourrés d’antibiotiques, « élevés » en… 34 jours ! Ce sont 230 000 poulets par an qui doivent sortir de là au prix fixé par l’intégrateur2, la société Sud-Ouest Volaille : 21 centimes le poulet ! Deux exercices et des dettes accumulées : 40 000 € chez des fournisseurs, 14 000 € d’arriérés financiers. Les parents de ce jeune homme sont embarqués dans la galère : ils se sont portés caution.
Trouver une issue relève de la quadrature du cercle. Contrairement aux productions plus communes chez nous comme l’élevage bovin où il est toujours possible de jouer sur des paramètres économiques ou techniques, là, il n’y a pas de marge de manœuvre : tout est imposé de l’extérieur. « On ne peut pas agir sur des cathédrales comme ça, déplore Dominique Fleygnac. Ça, ce n’est pas de l’agriculture. On ne fait pas le même métier. »
La taille de l’exploitation ne détermine pas les risques de rencontrer, ou non, des difficultés. Ainsi, des bénévoles de Solidarité Paysans ont été amenés à intervenir auprès de l’un des plus importants arboriculteurs du Limousin. « Quand les ennuis bancaires arrivent, quand la MSA réclame son dû, quand l’huissier se présente, même si, plus jeune, on s’est senti fort, dans ce type de situation, on est tout petit » souligne Dominique Fleygnac. « Certains développent un sentiment de culpabilité tandis que d’autres rejettent la responsabilité sur des facteurs extérieurs », observe Hortense Jacquemin.
Femmes doublement victimes
L’indignation de mes trois interlocuteurs signifie que les situations qu’ils rencontrent ne doivent rien à la fatalité. Si leur mission désintéressée repose sur la non exclusivité de leurs interventions (voir encadré), ils n’en dénoncent pas moins le modèle dominant, productiviste, piloté par les grands groupes adossés à l’agrobusiness, renforcé par un système d’aides inique et dont les objectifs sont largement partagés par le syndicat majoritaire, la FNSEA. Sujet éminemment politique.
À ce stade de l’entretien, j’ai l’intuition que quelque chose reste dans l’ombre. « N’avez-vous rien à ajouter ? » C’est Dominique Fleygnac qui reprend la parole. Le curseur de l’indignation est poussé à l’extrême quand il évoque la situation de plusieurs femmes. Témoignage accablant.
« Un paysan rencontre celle qui devient sa compagne. Après une formation qualifiante, un GAEC3 est constitué sous l’impulsion du conjoint. Elle fait un peu de comptabilité, de tâches administratives. Le plus important, c’est ce qu’elle apporte en droits à produire et les prêts bonifiés. Si des difficultés conjugales interviennent, ces femmes peuvent vivre dix ans de galère, surtout quand le GAEC s’est endetté. L’expertise économique privilégie toujours le détenteur du patrimoine. Voilà des femmes démolies par cinq ans d’agriculture comme celle que j’accompagne depuis huit ans. Elle a eu deux enfants avec son conjoint. Elle n’a même pas de pension alimentaire : le père agriculteur est au RSA. C’est une stratégie banale : en investissant en matériel souvent au-delà des besoins, les amortissements, comptés comme charges, diminuent artificiellement le revenu comptable. Ça n’empêche pas cet homme de vivre confortablement, les enfants en témoignent. Le couple avait acheté un pavillon que les parents de cette femme avaient meublé en grande partie. Suite à la séparation, la mère n’a pas récupéré ne serait-ce que la chambre des enfants ! Cette femme a pourri sa jeunesse. Je pourrais citer des cas analogues où la femme, c’est le faire-valoir. »
Sans commentaires.
Dans le huis clos du conseil d’administration d’une caisse locale du Crédit Agricole, dans l’antichambre des instances officielles du monde agricole, on entend parfois des propos élogieux sur le travail des bénévoles de Solidarité Paysans. En off…
Notes de bas de page
1 – Jusqu’en 2015, mesure européenne de limitation de la production laitière
2 – Système hors sol où le producteur-ouvrier spécialisé dépend d’une société qui lui livre les animaux nouveau-nés, les aliments, les traitements, les « conseils » et lui achète à vil prix les animaux parvenus à un âge déterminé, déduction faite du coût de ce que la société a fourni.
3 – Groupement agricole d’exploitation en commun
Solidarité Paysans en bref
Fondée en 1994, à l’initiative de la Confédération Paysanne et Chrétiens en milieu rural, elle fédère des associations régionales et départementales, représentant un millier de bénévoles, 80 salariés, pour 3 000 familles accompagnées.
Ses principes fondamentaux :
- Le paysan fait appel à Solidarité Paysan. Les bénévoles n’interviennent pas à la seule sollicitation d’un tiers (l’intervention se fait en binôme : bénévole + salarié).
- La confiance n’est pas concevable sans une stricte confidentialité.
- Solidarité Paysans ne refuse aucun accompagnement, quel que soit le profil de l’agriculteur, et s’interdit tout jugement.
- L’engagement réciproque est de règle, chacun se doit d’être sincère ; l’agriculteur donne son accord pour toute démarche proposée par les bénévoles qui, en retour, le tiennent informé.
Solidarité Paysans Limousin est née en 2005, à l’initiative de six paysans issus de « la Conf »
En 2017, SPL accompagnait 150 exploitants dont près d’une quarantaine en Corrèze.
SPL compte 27 bénévoles, dont dix en Corrèze, et quatre salariés.