Collonges-la-Rouge, incontournable village « à faire », retrouve en ce mois d’août son espace public singulièrement marqué par le rituel de la débonnaire déambulation touristique. Il faut voir en effet comment les rues et les places sont arpentées en long et en large par une foule quotidienne de visiteurs qui vient consommer du patrimoine et faire les boutiques. Cependant, au détour d’un vestige, la visite prend une autre tournure, et avec elle, l’espace se transforme : il y a une statue vivante.
C’est dans une sorte de bifurcation que la statue vivante s’installe, en fait un croisement à trois branches où se rejoignent la principale rue piétonne et, passant par une ancienne porte fortifiée, une ruelle amenant vers l’église. L’endroit, qui forme un triangle allongé, pourrait se nommer placette, mais face à la pauvreté lexicale de la nomenclature française, il serait approprié d’user du terme portugais largo, qui signifie élargissement de rue et qui caractérise un type de place publique. Ainsi, ce semblant de place publique, élargissement triangulaire irrégulier, présente trois façades ayant chacune leur usage respectif : l’une, commerciale, propose une petite pizzeria et une boutique de nougats ; l’autre, avec ses deux petites tours, est une grande bâtisse utilisée pendant les vacances par une famille belge. Enfin, la maison Poignet, composée de trois demeures où logent une fratrie de trois habitants du village.
De fait, l’espace en lui-même, avec ses quelques locaux, dans le sens où ils appartiennent au lieu, et son relativement dense va-et-vient de vacanciers, ne représente pas un intérêt flamboyant. Par contre, la statue humaine, par sa simple présence, mais encore, par les pratiques qu’elle va provoquer, chamboule en quelque sorte le lieu en créant une nouvelle situation. D’une part, elle participe à rendre une portion d’espace anodin en place publique. D’autre part, elle anime l’espace, c’est-à-dire que les vécus s’accaparent de densité aussi bien concrète que symbolique.
Une première raison réside dans le fait que place et monument sont intimement liés. Bien sûr, le monument ici n’est pas bien monumental, mais après tout, il est à l’échelle de la placette. Cette correspondance entre sculpture en tous genres et urbanisme, que le pouvoir a constamment forgé à coup de construction nationale et de glorification, est en effet aussi bien répandue qu’ancrée dans l’inconscient collectif. Monuments aux morts, obélisques, figures emblématiques de la nation ou encore œuvres d’art contemporaines, quand un espace de la ville se prétend place, il y a toujours un monument placé par là. Le paroxysme de ce lien se retrouve avec la place royale, puisque le vide aménagé n’existe que pour servir d’écrin à la statue du roi. Si le monarque fait la place, la petite statue, elle aussi, fait place. Pour preuve, le si charmant commentaire d’un gamin à l’intention de cette dernière :
« Alors, gros naze de la République ! ».
Et puis, la statue vivante a un avantage, c’est que, justement, elle est vivante. Et donc, il se passe des choses. L’homme statue joue, mais aussi, le badaud, en allant mettre sa pièce, est acteur sous le regard des autres. Cela devient spectacle, représentation. C’est même un jeu. Les minots sont émerveillés. « La statue bouge ! ». C’est magique. « Il y a quelqu’un à l’intérieur ? ». Certains sont totalement subjugués, voire en état d’excitation profonde, ou alors bouche-bée. Il y a cette petite fille qui court à tue-tête dans tous les sens entre les gens, criant et répétant : « la statue a parlé ! la statue a parlé ! ». Et lorsque les enfants comprennent la règle du jeu, certains réclament « une pièce ! une pièce ! » avec insistance. L’espace public devient ainsi l’espace de la statue, celui de la représentation comme celui du jeu qui s’instaure, raisons pour lesquelles le lieu se fait place car il renoue avec des attributs caractéristiques de la place publique : espace de représentation théâtrale, mais aussi espace du jeu, tel que la pétanque, les cartes, les échecs.
Enfin, si la statue crée de la vie publique, c’est également parce que, en concomitance avec les flux des promeneurs, elle engendre des attroupements. En effet, elle arrête les passants, les attire, les intéresse. « C’est quoi cette chose ? ». Il faut dire qu’elle a beaucoup plus de succès qu’une vraie statue. Même le chien d’un aveugle est venu se poser quelques instants pour la regarder. Les gens sont tour-à-tour étonnés, « on dirait vraiment une vraie statue », dubitatifs, « il tremble un peu »,
impressionnés, « it’s amazing ! ». Et tout d’un coup, tous ces cercles familiaux tendanciellement fermés se retrouvent regroupés, et en des coprésences parfois emmêlées. La situation est alors toute différente, car le public, généralement amusé par les événements, est rendu disponible à l’éventuelle relation avec son prochain. L’échange avec son voisin, le petit mot entre anonymes est facilité. Merveilleux effet de la statue vivante qui réussit à transformer la situation de l’indifférence du visiteur en un semblant de collectif, éphémère et symbolique, mais propice aux interactions.
Évidemment, nous sommes loin d’une véritable vie de rue, intense de part sa mixité, son capharnaüm, ou encore d’une place publique digne de ce nom, avec ses multiples pratiques et ses lieux de rencontres. Disons que, ici, dans cet espace-musée tourné vers le passé et qui s’abreuve de notre capacité de bâtir, il n’en faut pas tant pour respirer un peu de vitalité. Alors, quand la statue vivante est là, au moins, elle réanime. À présent, un quelque-chose se passe sur la place publique.
Par Francis Rigal