La démocratie est-elle condamnée à la démagogie ?

Démocratie et démagogie partagent une étymologie commune, celle du peuple (dêmos). La première dénote sa souveraineté (kratos), la seconde sa dépendance à un guide (agōgós). Si à première vue, ces deux concepts semblent s’opposer, ils n’en restent pas moins consubstantiels dans les faits : il ne peut y avoir de démagogie sans démocratie, ni de démocratie sans risque de démagogie.

C’est en Grèce antique que la parole a permis au concept de démocratie de naître, légitimant le passage d’une société grecque guerrière à une société de l’argumentation et de la délibération. Mais si la démocratie représente une égalité de parole, elle n’en reste pas moins soumise à l’inégalité naturelle de chacun face à l’aptitude à en user. La force physique laisse place à la force de persuasion qui fait émerger un nouveau type de personnage : le rhéteur. Au sein d’une assemblée, savoir s’adresser au plus grand nombre et emporter son adhésion devient un enjeu crucial. C’est ainsi que le démagogue fait son apparition. C’est un rhéteur particulier, capable de masquer l’intérêt général au profit d’intérêts personnels. Il sait user de son éloquence pour flatter le peuple. Il utilise son art, non plus pour faire
sens, mais pour jouer sur les passions de son auditoire, tel un courtisan souhaitant les faveurs de son monarque. Dans le Gorgias1, Platon constate que ce jeu sur les passions de l’esprit est en mesure de surpasser toutes les compétences propres, puisqu’il est capable de les dominer en apparence. Dans Les Politiques2, Aristote précise qu’en masquant l’intérêt général au profit d’intérêts particuliers, ce ne sont plus les lois qui sont souveraines, mais les décrets, ce qui remet en question la nature même du gouvernement constitutionnel.

Le démagogue apparaît alors comme un perturbateur dans le projet démocratique. Il joue sur les faiblesses du dêmos, et notamment sur sa tendance à la simplification. Le peuple est souvent ignorant et accepte les discours en espérant que chacun saura se montrer raisonnable. Le démagogue, simple et séducteur, paraît plus convaincant que l’honnête homme ayant tendance à dévoiler une réalité complexe et effrayante.

Mais le vrai danger selon Platon, c’est lorsque le peuple devient une foule irrationnelle, emportée par les discours. Il perd sa souveraineté. Le démagogue conduit alors une masse manipulable, composée d’individus en errance, dont le sens ne se réduit plus qu’à une seule vérité, une seule totalité. La flatterie devient propagande, le démagogue devient despote, le risible devient tragique. Pour de nombreux philosophes, ce scénario n’est pourtant pas inéluctable. L’éducation, la prise de conscience du bien commun est pour eux l’antidote à la démagogie. Un dêmos composé d’individus capables de critique et d’autocritique est la meilleure protection contre la démagogie. Cependant, l’école a depuis bien longtemps perdu sa nature contemplative (skolê : loisir, repos), au profit d’une nature de performance et de spécialisation, ne suscitant plus l’étonnement dans l’esprit du citoyen.

La démocratie étant ontologiquement menacée par la démagogie, l’éthique citoyenne, passant par une lutte permanente contre la facilité, ne pourrait-elle pas être la source d’une vigilance vertueuse permettant de prévenir tout rapport de domination ?

  1. Platon, Gorgias, Flammarion, coll. « GF Philo’ », 2021.
  2. Aristote, Les Politiques, Flammarion, coll. « GF –Philosophie », 2015.

Par FLAVIEN LANGE

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