Le lundi 16 janvier 2023, une personne en charge de la direction d’une école est surprise d’avoir au téléphone la gendarmerie nationale qui s’enquiert du nombre de grévistes le jeudi 19 janvier. La personne est sidérée, se demande si c’est vraiment la gendarmerie, si l’appel est normal, puisque ce n’est jamais arrivé. À sa question, la gendarmerie répond que c’est une procédure classique, qui est dans ses prérogatives. Le mot de gendarmerie impressionne, la personne répond que tous les professeurs seront en grève. Après échanges avec des collègues, elle apprend que la situation de l’école n’est pas isolée. Et, moi, je me dis, mais c’est quoi ça ?
« Oui, cela arrive »
Ou bien « non, mais c’est illégal ! ». Ce sont les réponses que j’ai obtenues lorsque j’ai questionné des professeurs des écoles. Selon que cela leur soit arrivé ou non. J’ai interrogé différents syndicats : le Snuipp 19 répond avoir « eu connaissance, sur cette grève du 19 janvier 2023, d’une dizaine d’écoles qui avaient eu un appel de gendarmerie, alors que les autres fois nous n’avions jamais eu de tels retours ». En Creuse, ce sont deux collègues qui ont téléphoné pour signaler l’appel de la gendarmerie : « Personne ne peut être certain de l’origine d’un coup de téléphone, la gendarmerie n’a pas à appeler. » Donc, oui, cela arrive.
Le droit de grève garanti par la Constitution
« Le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent » précise l’alinéa 7 du préambule de la Constitution de 1946.
L’exercice de ce droit est différent entre les salariés du privé et ceux du public. Et, depuis 2008, les professeurs des écoles doivent déclarer, 48 heures avant le jour de grève, leur intention d’y participer. Une fois cette déclaration faite, le professeur peut changer d’avis et en avertir le matin même de la grève son supérieur hiérarchique.
Pour celle du 19 janvier, toutes ces déclarations, couvertes par le secret professionnel, devaient être faites pour le lundi 16 au soir auprès des services départementaux de l’Éducation nationale qui ont donc, dès l’avant-veille de la grève, le nombre de grévistes. Ceux-ci sont alors à même d’informer les maires concernés du nombre de professeurs en grève par école.
Le plus souvent, les écoles elles-mêmes avertissent les parents et les élus locaux en charge des affaires scolaires pour informer des difficultés à venir en raison des absences.
« Allô ! vous faites grève jeudi1 ? »
C’était en 2019, dans le bassin d’Autun, la gendarmerie appelait une professeure des écoles pour savoir si elle comptait participer à la grève. Le gendarme se limite dans sa présentation à « gendarmerie nationale », et dit qu’il a des ordres supérieurs. La professeure ne répond pas à la question et ne saura pas l’origine des ordres. Le syndicat Sud éducation, dans un communiqué de presse, condamne clairement, argumentant que c’est « en réalité une pression inadmissible sur une collègue concernant des droits garantis par la Constitution1. »
C’est bien ce que disent les professeurs des écoles qui ont vécu cette situation sans savoir que c’était possible : une sidération, le questionnement (est-ce bien la gendarmerie, dois-je répondre, est-ce normal ?) un fort sentiment d’intimidation, de pression.
Les gendarmeries contactées m’ont dit que c’était une procédure non systématique, mais classique, dans le cadre de leur mission de renseignement : « Lorsqu’il y a un mouvement de grève, la gendarmerie dans le cadre de sa mission de renseignement cherche à connaître l’ampleur du mouvement. Ce n’est pas systématique de téléphoner ainsi, cela dépend du type de grève. » Mais, pourquoi ne pas contacter directement les services départementaux de l’éducation qui, 48 heures avant la grève, disposent des chiffres ? Le groupement de gendarmerie de Corrèze me répond que cela fait partie du service de proximité. Ce n’est pas de la surveillance mais du renseignement.
Mais cette mission de renseignement s’exerce-t-elle sans aucun cadre juridique ? Donne-t-elle le droit de téléphoner à une école pour connaître le nombre de grévistes au nom seul de la gendarmerie nationale, sans donner ni nom de personne ni numéro d’agent ?
Intimidation par l’autorité
La personne contactée au Sgen-CFDT de la Haute-Vienne à qui c’était déjà arrivé me dit : « La difficulté pour le professeur qui reçoit l’appel, c’est est-ce-que je dois répondre ? Personne ne connaît le cadre légal précis. » Pour plusieurs syndicats, « il n’y a pas l’obligation de répondre » et la position est «vous ne répondez pas ».
Le Code de la sécurité intérieure rappelle que le « respect de la vie privée dans toutes ses composantes » est garanti par la loi, et son exercice est strictement encadré2. La CNIL (Commission nationale de l’informatique et des libertés) me confirme que la mission de renseignement est encadrée et que ce type d’appels ne peut avoir lieu que dans un cadre défini.
La méthode employée a pour effet de déstabiliser des personnels qui, de droit, décident de faire grève. Comment la gendarmerie nationale, qui peut avoir toutes les informations recherchées par d’autres canaux peut-elle ne pas le savoir ? Un avocat m’explique qu’un tel appel « c’est très intimidant, le réflexe dans ces conditions c’est l’obéissance, on joue sur l’autorité, il y a intimidation par l’autorité que représente un tel appel ».
Le droit de grève est individuel et confidentiel : il est possible de ne pas savoir, de ne pas répondre. Ne nous habituons pas à l’exceptionnel, sinon, un jour il devient ordinaire et envahissant.
MARIE-LAURE PETIT
1 Sud éducation Bourgogne, « « Allo, vous faites grève jeudi ? » Quand la gendarmerie tente d’intimider une institutrice », 4 avril 2019 (urlr.me/fsMJL).
2 Intervention de Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État, 6 avril 2018 (urlr.me/rCdKB).