Les préfectures coupent sournoisement les vivres aux associations

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Cet article, voici des années qu’IPNS le couve. Si jusqu’alors nous n’avions pas pris le sujet à bras-le-corps, c’était pour différentes raisons : des associations qui nous rapportaient leurs déboires avec l’administration ne voulaient pas « envenimer les choses », préféraient « jouer l’apaisement » et ne pas prêter le flanc à la critique, craignaient des rétorsions si on révélait comment l’État, via les préfectures, s’immisçait dans leur financement, l’octroi d’un emploi aidé ou d’un agrément, au-delà pourtant de ce qui leur semblait légitime.
Pour écrire cet article, nous avons rencontré de nombreuses actrices et acteurs associatifs qui préfèrent se taire. Ne paraissent donc ici qu’une petite partie de cette série de scandales. Pour « ne pas être reconnaissables ». Parce qu’elles craignent si elles parlent de perdre d’autres aides publiques qu’elles ont encore. Parce que les bénévoles et salariés associatifs reçoivent des avertissements directs, de l’intérieur de l’administration, leur disant qu’ils sont surveillés.
Ces derniers mois, nous avons reçu plusieurs nouveaux témoignages, y compris de cette administration, qui nous poussent tout de même à mettre une partie de ces informations sur la table. Il faut raconter ce qui se passe.

Des associations limousines qui se retrouvent dans le collimateur de l’État et de ses préfectures, cela ne date pas d’hier. Il y a quelques années, une série de rétorsions a touché plusieurs associations. Nous sommes en 2018 et des mobilisations autour de la défense d’exilés sont très médiatisées. La préfète de la Creuse, Magali Debatte, et son secrétaire général, Olivier Maurel, se déclarent « en guerre » contre le Plateau (voir IPNS n° 65). Même avant, les choses avaient commencé à mal tourner pour les associations considérées comme contestataires par ces représentants de l’État.

Vengeance à l’emploi aidé

En mai 2017, quelques citoyens souhaitent organiser une réunion sur le thème des « violences policières » et demandent à réserver la salle des fêtes de Faux-la-Montagne. Comme les organisateurs ne sont pas structurés en association 1901, ils demandent à l’association Pivoine de réserver la salle pour cette réunion, ce qu’elle fait sans problème, comme elle le fait régulièrement pour que la salle soit assurée, et la commune couverte en cas d’accident. La Préfecture repère aussitôt cette réunion qu’elle juge douteuse. Elle écrit à la mairie afin de la mettre en demeure de ne pas prêter la salle municipale, usant d’un chantage au financement. En substance : « Si vous tenez à ce que l’État finance la mise aux normes de l’école [gros chantier alors entrepris par la commune], n’accueillez pas cette réunion » (lettre de la Préfecture à la maire de Faux-la-Montagne, 10 mai 2017).
La réunion est finalement délocalisée à La Villedieu. En réponse, l’État prive cette commune d’une dotation d’équipement des territoires ruraux (DETR), qui était réputée acquise quelques jours plus tôt.
À la même période, d’autres communes de Creuse font l’objet d’un chantage à la DETR, la Préfecture exigeant qu’elles changent des délibérations qui ne lui convenaient pas. « Messieurs, quand on me chie dans les bottes, je prends des mesures de rétorsion », leur déclare alors franchement M. Maurel.
D’autres mesures de rétorsion vont suivre en 2017. On est en pleine période de distribution des contrats aidés pour les associations. La Préfecture n’ayant pas trouvé de moyen de pression financière sur Pivoine, tout se déroule comme si elle décidait de se venger sur d’autres associations de Faux-la-Montagne. Alors que les interlocuteurs à la Direction de la jeunesse et des sports étaient confiants, le contrat aidé du Constance Social Club, une association de Faux-la-Montagne alors en train de se configurer en centre social, n’est pas renouvelé. Cette décision de janvier 2018 sapera le moral de l’association et de ses animatrices, qui n’en comprendront pas les raisons. L’association, bénéficiant d’un soutien indéfectible de la Caf, développera une énergie colossale pour se relever de ce coup de Trafalgar, mais n’y parviendra jamais vraiment.

Batailles de ministères

Aujourd’hui, les préfectures généralisent cette nouvelle politique de suppression discrétionnaire des subventions. Dans des domaines où la décision de subventionner dépendait de critères comme l’intérêt du projet ou le sérieux de l’association, la décision dépend maintenant de l’opinion politique des préfets.
Les préfectures et leurs services de police invalident des subventions, y compris contre l’avis des fonctionnaires spécialisés qui étaient auparavant chargés d’en décider. C’est une répression financière que les victimes ne peuvent jamais prouver. Rien n’empêche l’administration d’écrire « votre projet est refusé faute de crédits », même lorsque quatre mois plus tôt on déclarait la subvention acquise (l’aventure est arrivée cette année à Télé Millevaches).

Au journal IPNS, nous voyons des fonctionnaires nous parler tels des lanceurs d’alerte : discrètement et à condition que leur hiérarchie ne puisse pas les identifier.

Ils et elles craignent de perdre leur emploi. Disent : je suis fonctionnaire de tel ministère, je suis chargé d’évaluer l’action des associations dans tel département, je défends leur demande de subvention auprès de ma hiérarchie. Puis j’apprends que la Préfecture régionale leur interdit toute subvention ou bloque leur versement, ainsi qu’à plusieurs associations du plateau de Millevaches ou assimilées, pour des raisons politiques. Je ne peux plus rien faire. Je fais remonter le scandale à ma hiérarchie, qui le fait remonter en face des services de renseignement et de police à la Préfecture régionale à Bordeaux.

Des fonctionnaires de l’Intérieur, de la Culture, de la Santé ou de la Jeunesse et des Sports bataillent entre eux. Maintenant, une subvention de cinq-mille euros à une association culturelle du plateau de Millevaches fait l’objet de luttes entre d’un côté les fonctionnaires chargés de cela qui voient que l’association remplit bien son rôle, et d’un autre côté les fonctionnaires de police qui refusent que le moindre euro public ne soit donné à toute une série d’associations jugées trop politisées.

Ce sont des petites luttes

Le Battement d’ailes, grand lieu d’expérimentation créé en 2005 à Cornil (Corrèze), notamment grâce au soutien de subventions, a vu un financement de trois-cent-cinquante-mille euros destiné aux « manufactures de proximité » lui être refusé début 2022, du fait de l’intervention de la Préfecture de la Corrèze. En effet, alors que le projet avait reçu un avis favorable de la part des instructeurs chargés d’étudier et sélectionner les dossiers présentés au jury et avait été placé en tête des dossiers néo-aquitains, celui-ci a été retiré de la liste juste avant le jury national de l’appel à manifestation d’intérêt à la demande de la Préfecture de Corrèze, sans explications(2).

Pour des ateliers d’éducation à l’image auprès d’enfants et d’adolescents qu’elle organise pourtant depuis plusieurs années grâce aux mêmes subventions, Télé Millevaches vient d’apprendre en octobre 2022 que, subitement, elle n’aurait plus les huit-mille-cinq-cent euros prévus, que lui avait pourtant clairement octroyés la Direction régionale des affaires culturelles quatre mois plus tôt.

IPNS, qui bénéficie depuis quatre ans du Fonds de soutien aux médias de proximité (trois-mille-cinq-cent euros par an) n’a appris que fin novembre 2022 qu’il recevra finalement bien cette somme. Le journal correspond parfaitement aux critères selon les fonctionnaires du ministère de la Culture en charge de ces dossiers. On explique à IPNS que l’aide arrivera bien mais qu’on cherche un circuit de versement qui permette « d’éviter le passage en Préfecture de région » !

On est à un point où, à l’intérieur de l’État, des fonctionnaires d’autres ministères imaginent des circuits alambiqués de financement pour ne pas contredire ou déplaire à ceux, tout-puissants, du ministère de l’Intérieur.
On est dans une région où fleurissent de nombreux projets qui sont entravés alors qu’ils seraient soutenus à fond ailleurs, dans des villes ou des campagnes où il n’y a aucun projet.

Le Planning familial de Peyrelevade a été supprimé d’une invitation dans un programme de la Préfecture de la Corrèze pour les femmes victimes de violence en milieu rural en Haute-Corrèze alors qu’il fait partie du réseau violences de Haute-Corrèze et est référent sur les questions de santé sexuelle et de violences sexiste et sexuelle dans le contrat local de santé de ce territoire.

Quand le journal La Trousse corrézienne a demandé des crédits au Fonds de développement de la vie associative (FDVA) en 2022, prévu pour soutenir les actions des associations envers leurs bénévoles, il s’est vu opposer un « refus préfecture ».

Lors d’une réunion de la commission qui attribue ces FDVA en 2022, ce sont cinq dossiers d’associations corréziennes qui sont apparus sur une liste noire fournie par la Préfecture de la Corrèze aux membres de la commission. Cinq dossiers à jeter impérativement à la poubelle. Aux demandes de précisions émises par des participants, il a été répondu qu’elles appartenaient à « l’ultragauche » ou ne respectaient pas « le contrat d’engagement républicain » ou que « l’honorabilité de leurs dirigeants » n’était pas acquise. Il s’agit de Conservation et expérimentation paysanne et écologique (association de Tarnac), de La Trousse corrézienne et de trois autres associations également extrêmement dangereuses pour la sûreté de l’État, dont nous n’avons pas pu nous assurer qu’elles accepteraient d’être citées dans le présent article.

Pour expliquer le refus d’une subvention à Peuple et Culture, acteur historique de la vie culturelle de Tulle, il a été répondu à l’association que cela tenait à la participation d’une représentante de Peuple et Culture à une manifestation qui avait eu lieu lorsque Gérald Darmanin était venu à Tulle en septembre 2021.

Le tiers-lieu de Tarnac, PTT, qui a postulé à un appel à manifestation d’intérêt Fabrique de territoires, a reçu un « avis très défavorable » de la Préfecture de la Corrèze. Vous devinez pourquoi ? En tout cas, le jour où PTT appelle la Préfecture pour savoir où en est son dossier, c’est la panique. Le fonctionnaire bégaye au téléphone, ne sachant que dire, comment le dire, et faisant celui qui ne sait pas – mais sans le talent qui le rendrait crédible. Quelques mois plus tard, la même association qui était pourtant le mieux à même en Haute-Corrèze de répondre à un autre appel à projets pour mettre en place des conseillers numériques sur le territoire, s’est vue prévenue indirectement que la Préfecture avait été catégorique : « Ce n’est même pas la peine que PTT se porte candidate » – sous-entendu : son dossier sera refusé d’office.

Un photographe, en Creuse, a appris qu’une subvention prévue pour son travail serait interrompue sur consignes de la Préfecture.

Arrêtons ici la litanie. Il est clair que les bâtons dans les roues, la suspicion et les mesures de rétorsion ne sont pas anecdotiques et exceptionnelles. Elles peuvent aussi être lues à la lumière du positionnement de l’État vis-à-vis des associations tel qu’il s’est exprimé à travers la loi confortant les principes républicains (dite loi séparatisme) et son contrat d’engagement républicain. La Hongrie et la Pologne n’ont pas le monopole de l’illibéralisme.

MICHEL LULEK et ALAN BALEVI pour IPNS(1)

(1) Article paru dans IPNS, journal d’information et de débat du plateau de Millevaches, n° 81, décembre 2022.
(2) Ce paragraphe a été modifié.

Deux médias nationaux se sont également penchés sur ce sujet :

  • « Comment la loi « Séparatisme » permet aux préfectures de frapper les associations au porte-monnaie », sur Basta (23 novembre 2022) ;
  • « La loi « séparatisme » invoquée en Corrèze contre des associations écologistes », sur Mediapart (30 décembre 2022).