toi aussi, occupe ton théâtre !
Depuis lundi 15 mars à 15 heures le théâtre de l’Empreinte est occupé à Tulle – il représente l’ensemble des lieux de culture corréziens (et pas seulement les théâtres !) – comme quatre-vingts autres à travers le pays. Et ça n’est probablement pas fini ! Ici les choses se font pas à pas pour tenir une lutte qui va demander du temps, si toutefois elle dure. Pas à pas aussi pour que chacun et chacune puisse s’imprégner et construire en soi cette (re)prise en main des questions politiques autour des droits sociaux pour tous.
L’idée d’occupation, au départ, c’était que des gens dorment sur place, qu’il y ait continuellement des personnes dans le lieu qui s’ouvre à tous durant des Assemblées générales quotidiennes, précédées à l’extérieur du théâtre de propositions artistiques. Ça c’était l’âge d’or, la première semaine. À l’intérieur c’était bon enfant, galvanisant et fatigant.
Des commissions se mettent en place sur le fond et sur la forme, le mouvement se construit en temps réel, en fonction de ceux qui sont là, faisant ou pas partie du secteur de la culture. Des crispations et des tensions affleurent, et se cristallisent parfois. De l’art de s’apprivoiser en un temps record et de mélanger les intérêts… de mêler le personnel et le commun, pour faire émerger un socle, commun, peut-être.
Les revendications se veulent rassembleuses, faire converger le plus de monde pour lutter contre les dangers de l’inflation de la précarité aujourd’hui érigée en système. Œuvrer contre la méconnaissance du régime de l’intermittence qui génère des clivages dont le gouvernement, comme à chaque fois, s’emparera à la première occasion. Il faut donc créer un moment non sectoriel, en liaison avec le mouvement contre la réforme du chômage notamment. Et rouvrir les lieux culturels, il le faut, pour les professionnels, pour le public, car c’est là aussi qu’on fait œuvre de citoyenneté et qu’on réfléchit ensemble, tout en poursuivant l’année blanche, en l’étendant au plus de deux-millions de précaires qui sont concernés par les conséquences des mesures sanitaires.
Que faites-vous dans la vie ? Qu’est-ce qu’il se passe ici ? Qu’est-ce que vous attendez de ce mouvement ? Quels moyens pour y arriver ?…
Sophie, 26 ans, je suis étudiante à l’Université de Metz en Expertise et médiation culturelle. Actuellement je suis stagiaire pour Des Lendemains Qui Chantent, un stage qui dure en raison de la situation actuelle.
On est tous conscients qu’il y a un problème, on nous prive de certains droits fondamentaux et on n’a pas envie de se laisser faire. On fait donc des rassemblements à l’intérieur du théâtre de Tulle que l’on occupe, on discute sur les problèmes que chacun rencontre dans le secteur culturel mais pas uniquement. Je suis un peu défaitiste sur le monde tel qu’il est maintenant et pas certaine que nos revendications soient entendues mais j’ai quand même envie d’y croire, qu’on fabrique un monde meilleur. On a besoin de s’unir, de faire front commun, de porter des messages tous ensemble.
Victor, 49 ans, je suis enseignant et syndicaliste.
J’attends que ça aille bien au-delà de la réouverture des théâtres. Les participants dans leur pluralité semblent être dans la perspective de lutter contre la réforme de l’assurance chômage et au-delà pour le déploiement des droits sociaux pour tous, dans cette période où tant de gens viennent de passer au RSA ! Occuper ce théâtre, le faire savoir et agréger des gens, notamment en proposant à nouveau des prestations artistiques… En reprenant surtout confiance en notre force collective !
Fabrice, 31 ans, je suis acteur, metteur en scène et co-directeur du festival de la Luzège. J’habite la moitié du temps à Paris, je suis venu en Corrèze pour occuper.
On est en train d’occuper le théâtre de Tulle pour rejoindre le mouvement national, l’idée c’est de réclamer de meilleurs droits pour les intermittents, les précaires, les chômeurs et les gens fragilisés par la crise. Poser les conditions de la réouverture des lieux culturels et combattre la politique du gouvernement sur l’assurance chômage et… tout le reste !
J’attends un grand mouvement populaire, unitaire, qui permette de relier toutes les luttes, toutes les colères et tous les espoirs contre le gouvernement et cette situation. Il faut une occupation de tous types de lieux culturels et publics, des magasins, la rue… ça passe par de la désobéissance civile. C’est ça qui est important ! La solidarité entre tout ceux qui en ont besoin. Surtout la grève ! On obéit tous à des règles mais on pourrait décider collectivement de faire autrement. La culture peut mettre le feu aux poudres si la population se rend compte qu’elle a des intérêts en commun contre le gouvernement : les premières lignes, les secondes lignes, tous les gens du spectacle, tous les chômeurs… Et chacun prêche pour sa paroisse au lieu de prôner la convergence des luttes et des idéaux.
Manon, 34 ans, je suis responsable de la communication à L’Empreinte.
Le théâtre est occupé, c’est formidable ! Ça répond à un manque terrible d’art et de culture dans la vie des gens en ce moment. Une perte de sens. Ce que la création fabrique collectivement, ces émotions partagées, c’est fondamental, ça participe à notre imaginaire, fait de nous des humains… Tout ce qui a disparu et qui fait un monde pas très enviable. L’occupation permet la rencontre de gens différents, ça change de nos propres cercles.
Je sais pas tellement ce que j’attends de ce mouvement, je suis juste dans le moment. Le lieu revit en tout cas, car bosser dans un théâtre vide : quel est le sens ?
Marie-Pierre, 60 ans, je suis metteure en scène.
Depuis lundi 15 mars on occupe le théâtre dans le prolongement de ce qui a commencé à l’Odéon. La décision a été prise par le collectif culture 19 (regroupement de toutes les structures et acteurs culturels de la Corrèze, des institutions, des compagnies, le cinéma, les festivals, les associations, tous les acteurs qui portent des projets artistiques et culturels sur le territoire, ça représente une trentaine de structures) et la CGT spectacle.
Je voudrais rester sensible et en connexion avec le vivant. J’ai le sentiment de trop facilement m’adapter à ce monde que pourtant je trouve absurde. Je suis très préoccupée de ce qu’il se passe pour les jeunes car moi, j’ai déjà fait beaucoup de choses dans ma vie. Je suis là au cœur de mon engagement artistique. En tout cas ça s’inscrit dans le contexte actuel : il y a envers le monde de la culture une injustice, les supermarchés sont ouverts par exemple, ça en dit long sur les enjeux politiques et montre quelle est la vision que nos gouvernants ont de la société d’aujourd’hui et de demain. Sans parler de complot, je regarde de très près ce qu’il se passe en Chine. J’ai le sentiment d’être entrée dans quelque chose qui est en train de nous détruire, c’est comme si déjà le mal était déjà fait. C’est un peu désespérant mais je veux prendre ma part, être fidèle à ma vison de la vie.
À Tulle, on est dans un endroit où des choses sont encore possibles ; mais le monde bascule et on risque de ne pas pouvoir revenir en arrière. Les choses sont dans la main des jeunes et de leur colère. Je suis aussi très sensible au mouvement éco-féministe qui apportera beaucoup dans les cinquante ans qui viennent, même s’il agit délicatement, en souterrain.
Tout le monde à le sentiment que c’est vain, alors on pourrait être beaucoup plus nombreux ! Au fond, les lieux de culture réouvriront à un moment où à un autre, il nous faut tenir ce mouvement pour la question de l’assurance chômage par exemple.
Jérôme, 43 ans, chargé de relations publiques à L’Empreinte.
Les modalités de l’occupation du théâtre ont changé… que s’est-il passé ?
Les modalités sont en train de changer mais elles n’étaient pas forcément claires au départ. Ça risque de changer encore donc j’attends de voir venir et qu’on résolve les problèmes au fur et à mesure. L’essentiel est de garder du temps pour le fond. Le théâtre, à Tulle, c’est un lieu symbolique, en plein milieu de la ville, mais son occupation génère des contraintes.
Crois-tu qu’il pourra se passer quelque chose d’ampleur avec ce mouvement ?
Je pense que si l’ensemble des lieux occupés arrive à avoir une assise locale et à s’entendre entre eux, oui, mais il faudra prendre soin de chaque endroit. Nous verrons la force de division de ce gouvernement face à ce mouvement qui a l’air de vouloir peser dans le débat public. Une des choses les plus importantes, c’est l’expression, absente depuis un an. C’est justement le but d’un théâtre : la rencontre et les échanges sur le monde ; là, ça fait le job. Ça permet de faire de la politique au sens noble. on se rend compte que ça n’est pas évident, c’est très formateur.
Comment vis-tu l’occupation du théâtre ?
Globalement je la vis bien, pourtant ça me surcharge en terme de temps. Je trouve ça intéressant que la question de la place de la culture dans la société soit posée à un moment ou le gouvernement a décrété qu’elle était non essentielle. C’est insupportable de faire passer la culture derrière des questions économiques. Il y a une vraie collaboration des acteurs culturels et de L’Empreinte ; le théâtre est occupé de manière consentie quoique âprement discutée, il y a des problèmes mais on arrive à discuter. Pourvu que ça dure le plus longtemps possible.
Serge, 63 ans, retraité de plein de métiers.
Il paraît que dans tous les lieux occupés, seuls deux en France se déroulent comme ici main dans la main avec la direction du théâtre. Alors dis-nous comment ça se passe à L’Empreinte depuis dix jours ?
Je ne suis pas dans le milieu de la culture, je suis là en tant qu’individu militant pour soutenir une lutte, mais je reconnais que la situation est particulière. On a dans le même lieu des gens qui dirigent le théâtre, quelques salariés qui eux sont payés même si le théâtre est fermé, on a quelques intermittents du spectacle et même là il a deux catégories d’intermittents : des techniciens qui travaillent régulièrement avec L’Empreinte et des artistes. Pour certains les contrats sont honorés même si les spectacles n’ont pas lieu, pour les autres c’est le statut général et leurs droits vont s’arrêter l’été prochain… Pluralité de situations donc. Pour la direction, les salariés techniciens et administratifs, la seule préoccupation c’est que le théâtre rouvre, pour que la vie reprenne comme avant. Ces gens là sont et seront payés. Et puis il y a des gens du dehors.
On a donc une direction qui a ouvert les portes et accepté que toutes sortes de gens viennent débattre et occuper. Tous n’ont pas les mêmes intérêts matériels mais sont censés se retrouver autour du grand mot « Culture ». Les permanents sont liés à la réouverture sans mettre en question le fonctionnement antérieur, mais certains ont une conscience plus développée et se mobilisent par solidarité.
Donc « main dans la main avec la direction » comme tu dis, à première vue c’est bien parce que c’est plus calme, mais ça donne une espèce de consensus mou question revendications. On a beau se répéter qu’on est là pour tous les précaires, c’est un peu une clause de style. Il y a depuis le début très peu d’intérêt sur les questions sociales et très peu d’appétence pour parler de la Culture, c’est assez conservateur. Le modèle Empreinte scène nationale, c’est un modèle subventionné à 80 %, donc assez stable. C’est pas l’occupation de l’Odéon de mai 68 ! Ni celle d’aujourd’hui d’ailleurs… Pourtant c’est le premier mouvement social depuis celui des retraites. Pas de situation explosive à Tulle donc tandis qu’au théâtre de Brive, se tient une fois par semaine un rassemblement des soutiens de Philippot (NDR.Les Patriotes) et personne ne fait rien ! On est vraiment dans un univers très peu politisé.
Alors on parle un peu de la question des cent-vingt-milles intermittents du spectacle et des un ou deux millions de prestataires précaires autour de la culture qui, eux, vont se retrouver mi-2021 avec zéro. C’est assez frappant comme ça n’a pas l’air de traumatiser plus que ça nos salariés du secteur culturel. Encore une belle fenêtre de tir pour le gouvernement : réouverture et division.
L’unité est de façade. Dans les lieux culturels, il n’y a pas que les théâtres subventionnés mais tous les autres, et les compagnies indépendantes qui tirent la langue. Et pas non plus de questionnement sur l’accès à la culture. Ceci dit, on trouve ça dans tous les secteurs : les salariés plus protégés et les autres, la question de la solidarité et des rapports de force. Ils ne se rendent pas compte que le gouvernement joue avec ça et que chacun passera à la casserole un jour ou l’autre ; la question d’essentiel-pas-essentiel est symptomatique : notre système capitalisme ne s’intéresse qu’à ce qui rapporte.
Charlotte Ollier
J’ai interrogé Vincent, régisseur plateau, de la SYNPTAC CGT (syndicat national des professions du théâtre et des activités culturelles). Il est régisseur plateau.
L’intermittence du spectacle, c’est un régime d’assurance chômage, ce n’est pas un métier ! Il permet aux artistes et aux techniciens de faire leur travail dans le but de vendre leur spectacle : les répétitions, le travail technique sur la création et vu que c’est un métier itinérant, de naviguer de ville en ville avec une assurance qui les couvre. Il existe à peu près trois-cents métiers du spectacle qui se divisent en différentes catégories. Dans chaque catégorie les mêmes métiers n’utilisent pas les mêmes techniques de travail, et ne peuvent donc se mélanger. Les règles d’entrée dans le régime de l’intermittence sont de 507 heures de travail déclarées sur douze mois. Mais les répétitions ne sont pas forcément pris en compte, notamment pour les petites compagnies ; en revanche les grosses structures, les centres dramatiques nationaux, les scènes nationales, les opéras payent toute heure travaillée. Suite à notre interdiction d’exercer notre métier le 4 mars 2020, l’État à mis en place un fonctionnement de soutien au secteur nommé « année blanche » qui couvre les professionnels, avec une assurance chômage entre mars 2020 et août 2021. Mesure prise dans la perspective d’une reprise en 2021, qui n’a pas eu lieu. C’est la raison pour laquelle nous demandons une autre année blanche, car actuellement la plupart des travailleurs ne pourront pas, avant août 2021, avoir leur quota d’heures.
La complexité concernant cette année blanche c’est que Pôle Emploi va revenir à partir d’août sur la date du dernier contrat travaillé, qui deviendra la nouvelle date anniversaire… La plupart des « intermittents » (95 % des artistes le sont) auront donc moins d’un an pour effectuer le total de leurs heures et par conséquent on va assister à un plan de licenciement massif sans indemnités, les gens tomberont au RSA. Du jamais vu depuis la création de l’intermittence en 1969 ! Pour avoir accès à la sécurité sociale, il faut avoir 150 heures travaillées sur les six derniers mois ou 600 heures sur la dernière année, et vu que la plupart des salariés n’auront pas pu les effectuer, nous assistons à un refus des indemnités de la sécurité sociale (indemnités de congés maladie, congés maternité, paternité…). Un grand nombre de femmes enceintes notamment n’ont plus rien du tout, même pas le RSA ! On demande donc une nouvelle année blanche, l’accès à tous les droits sécu même sans heures travaillées. Et sans cotisations, nos caisses sont complètement déficitaires ! Comment continuer à payer les retraités par exemple…