OR ON TRAÎNE À TULLE : ZAD à créer

Quelque peu énigmatique, cette formule titre ! Je vous aide. C’est bien une anagramme. Anagramme de la renaturation de la Corrèze.

La Corrèze n’est pas connue comme rivière aurifère mais on peut y trouver quelques paillettes, ai-je pu lire quelque part. Pas de quoi provoquer la ruée, même si les lointains ancêtres gaulois de certains d’entre nous ont exploité quelques gisements non loin de Tulle et fait le commerce du précieux métal.

Nous ne saurons sans doute jamais si des paillettes reposaient sagement à l’abri des convoitises et des dépôts alluvionnaires, prisonniers des seuils qui barraient naguère le cours de la rivière, dans sa traversée du chef-lieu du département. Si tel fut le cas, c’est peut-être du côté de « la Gaillarde » qu’il faudrait désormais faire tourner la batée, puisque rien, ou presque, n’arrête plus la course de l’eau sous les ponts tullistes.

Les engins articulés qui, jusqu’à la trêve hivernale, se meuvent bruyamment entre les berges et les quais de la Corrèze n’ont pas plus de points communs avec la batée et le pan que leurs conducteurs avec les orpailleurs. Les « renaturateurs » n’ont que faire de quelques parcelles d’or. « Renaturation » – passons sur l’inélégance du néologisme – rendre à l’état de nature. Renaître, en quelque sorte, puisque naître et nature partagent la même étymologie. Il est question de restituer à la rivière son cours « naturel ». Avec toutefois de multiples aménagements, ingénieusement conçus, pour « développer un nouveau modèle de rivière »1. Dans le langage des urbanistes, paysagistes et aménageurs de tous poils, il s’agit de donner « une nouvelle géométrie » au lit de la rivière, au moyen de « banquettes en petits enrochements », « rampes de fond », « épis » et autres « rides de blocs transversales ». Tout ceci devrait favoriser la remontée de la « faune piscicole ». Pour ce qui est des poissons (surtout s’ils sont sauvages), on verra bien.

« Les uns œuvraient avec application à un beau projet d’avenir, les autres avaient arrêté le travail pour défendre ce qui restait d’un héritage collectif »

Ouvriers, techniciens et ingénieurs s’appliquent à faire de ce chantier, inédit pour eux, une réussite, si possible reconnue de tous et des Tullistes au premier chef. Ils travaillent à restaurer « la continuité écologique » et un équilibre naturel dont avait été privée la Coureuse au long de décennies d’aménagements urbains. Il y aura un avant et un après, et c’est cet après que ces équipes s’emploient à rendre plus amène pour les générations futures de vairons, goujons, truites, chabots, mollusques et Tullistes.

Le 12 septembre dernier, tandis que, quelques mètres plus bas, travaillaient ouvriers et machines dans le bruit et les odeurs du diesel, le pont de l’Escurol vibrait sous le pas nonchalant d’une troupe de manifestants qui déambulaient au son saturé de chansons méconnaissables, s’échappant des haut-parleurs nasillards d’un fourgon sonorisé. Les premiers œuvraient avec application à un beau projet d’avenir, les autres avaient arrêté le travail pour défendre ce qui restait d’un héritage collectif. Ceux-ci ont poursuivi leur déambulation tandis que ceux-là continuaient à troubler l’eau et les esprits. Sans s’arrêter pour échanger quelques paroles.

Pourtant ces travaux délient les langues. L’été dernier, m’a-t-on rapporté, des groupes de badauds se formaient de temps à autre pour commenter le spectacle des engins en action, l’avancée du chantier. Des touristes s’enquéraient auprès des agents d’accueil de l’office de tourisme de la nature de ce chantier inhabituel.

Curieux de connaître les avis et les impressions de Tullistes (de Tulle ou de la périphérie), j’ai promené, en ce début d’automne, mon petit enregistreur entre le pont des Carmes et le pont Lachaud.

 

 « Et en plus, on n’aura plus notre effet miroir ! »

« Pour l’instant c’est très moche ! » m’a lâché d’emblée mon premier interlocuteur « ça fait plus canal que rivière naturelle. »

Bon, qu’en pense le suivant ? « Je ne comprends pas, d’aucun point de vue. Ni technique, ni… déformation…euh, existentielle… je vois le prix en face2. C’est le facteur aggravant. Je ne comprends rien à ce qu’ils font. Ils sont sûrement très doués mais… au premier coup de flotte… Enfin, c’est peut-être un défi incroyable qui nous échappe ! »

Perplexes, les Tullistes ? « Ça va changer un peu. Ça fait marcher les entreprises. Vaut mieux le mettre là que le mettre ailleurs. On verra bien ce que ça donnera. » Ce septuagénaire confiant se rappelle, jeune, avoir patiné certains hivers sur la Corrèze. « De toutes façons, il savent bien ce qu’ils font. »

Bonjour Madame. Que pensez-vous de ces travaux ?
« Ça ne doit pas obéir à toutes les solutions techniques, me répond-elle. C’est-à-dire que là, comme ils ont creusé le long des berges et qu’ils n’ont pas renforcé les soubassements, j’ai bien peur que les murs fassent « Badadaou » dans la Corrèze. Quand on fait des travaux de cette sorte, on commence par canaliser tous les égouts qui sortent. D’abord ». Après avoir délivré son avis d’experte en génie civil, cette riveraine en vient aux griefs politiques :
« Ensuite, on prend l’avis des Tullistes qui, apparemment n’étaient pas d’accord pour tous ces travaux. Et puis leur coût important… à l’heure actuelle, je pense qu’il y a d’autres choses à faire que d’aller tout tournebouler dans la Corrèze »… avant de conclure : « Et en plus, on n’aura plus notre effet miroir ! » Le fameux « effet miroir »,
bien visible naguère depuis ponts et passerelles, cinq mètres au dessus d’une eau plus ou moins stagnante, brune à glauque… Nostalgie narcissique.

Pour cet autre Tulliste, d’adoption celui-ci, et familier des quais et du Trech : « Il n’y a plus de mauvaises odeurs là où la Corrèze stagnait. » Puis « pouvoir se balader au bord d’une rivière, je trouve que c’est chouette. »
Un passant, lorsqu’on l’interpelle sur un quai ou sur un pont pour lui demander son avis, vous livre immédiatement et sans ambages ses impressions, son opinion. Ainsi cet autre riverain qui a voulu vérifier ce qui se cachait derrière les explications techniques et réglementaires des promoteurs du projet pour justifier ce vaste chantier. Alors il s’est documenté et, selon lui, les pouvoirs locaux ont outrepassé les obligations sur la question de la destruction des seuils. Ces obligations réglementaires n’étaient qu’un prétexte. Convaincu que Tulle agglo s’était arrangé avec les services de l’État, de la Direction Départementale des Territoires au Préfet, – rappelant au passage que son président est issu de la DDT – et que tout le monde faisait « la feuille morte », il émet même des doutes sur la passation des marchés, reconnaissant toutefois de ne pas avoir l’ombre du début d’une preuve. « Mais vous savez comment ça se passe ». La suspicion est une vieille rengaine.

« Le temps est venu de la réparation »

« La population locale a peu d’inclination aux changements. Un projet politique courageux » déclare François Bourdarias, chargé de mission développement durable à la ville de Tulle. Et de rappeler que le domptage de la rivière remonte à l’époque du développement industriel à laquelle prévalait la quasi obsession de maîtriser la nature. « Le temps est venu de la réparation. »

Côté acteurs de la « renaturation », on met tout de son côté pour la réussite de l’opération. Toutes les parties impliquées dans le programme de travaux, de l’entreprise Eiffage à Tulle agglo en passant par le maître d’œuvre, les services de l’État, les financeurs et les pêcheurs, se serrent les coudes pour relever le défi. C’est peut-être ce qui explique l’enthousiasme prudent qui se dégage des propos recueillis.

Philippe Bonnet, président de l’APPMA3 de Tulle, est un passionné des rivières et de leurs écosystèmes. Il est confiant quant à l’impact qu’auront ces travaux sur la vie future de la Corrèze et l’essor de la population halieutique. S’il se montre circonspect, c’est qu’il représente plusieurs centaines de pêcheurs et que, ce que j’apprendrai d’une autre source, le projet de renaturation a été facteur de vives dissensions au sein des membres. « Je peux comprendre qu’il y ait des interrogations » insiste euphémiquement Philippe Bonnet, pour évoquer ce qui était, selon toute vraisemblance, de virulentes critiques de la part de certains tenants du statu quo.

Voila une entreprise particulièrement attentive au déroulement du programme depuis les études préliminaires : EDF. EDF participe au financement de ce programme alors que, souligne David Thomas, ingénieur environnement, elle ne possède pas d’ouvrages de production sur la rivière. « C’est une chance d’être présent ici » se félicite l’ingénieur. Une telle munificence et pareille marque de désintéressement devraient susciter des pouvoirs locaux comme de la population une reconnaissance sans réserve. L’intérêt pour EDF ? « La Corrèze est un cours d’eau qui peut accueillir des saumons » précise David Thomas. Les saumons pour la Dordogne, classée
« réserve biosphère », sont un enjeu important pour nous.« Si demain dans la Corrèze les saumons peuvent se reproduire, c’est une chance supplémentaire de réussir le programme de restauration de l’espèce. » Les saumons aussi pourront dire merci à EDF. Quant aux pisse-froid qui ne voient là que stratégie commerciale, ils n’entendent vraiment rien à l’éthique entrepreneuriale.

Quant à l’équipe qui exécute le chantier, elle se sent valorisée par cette mission sans précédent. Ainsi Jérôme Treuil, chef de chantier Eiffage s’enthousiasme : « C’est une remise en question de tous, du manœuvre, en passant par le conducteur d’engins, jusqu’à l’encadrement. Les conducteurs d’engins aiment la technique et ici, la technique, on en a à revendre. Surtout à cause des contraintes en largeur par les murs, en hauteur par les ponts et aussi par le débit de la rivière. Les accès sont difficiles, le travail dans l’eau est difficile. Ce chantier est un défi. » Chantier de renaturation de cours d’eau : peut-être un marché émergent. C’est toujours intéressant pour Eiffage qui, avec cette expérience, pourra obtenir d’autres marchés similaires.

Tout ça, c’est bien beau, mais si ces travaux importants ont lieu, c’est qu’ils ont été autorisés par l’état. Sous condition du respect d’un certain nombre de règles. Comme on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, on n’intervient pas dans un cours d’eau avec des pelles mécaniques sur un linéaire de plusieurs centaines de mètres sans créer quelques perturbations. Mais la technique est le premier auxiliaire des protagonistes de l’opération : une sonde, installée en aval, enregistre et transmet à ceux-ci, en temps réel, les données issues des mesures physicochimiques et de turbidité. Mieux, elle donne l’alerte à l’approche des niveaux autorisés, permettant, le cas échéant, de prendre des dispositions concrètes pouvant aller jusqu’à l’interruption momentanée du chantier, ce qui ne s’est pas encore produit. Tout ceci m’est expliqué par le représentant de l’autorité suprême, donc de l’État, Lionel Bestautte. Ce fonctionnaire agit au nom de la Police de l’eau.

« On aurait pu s’en tenir à la suppression des seuils et bricoler autour »

Je ne pouvais pas réaliser cette enquête sans recueillir le témoignage d’un technicien rivières de Tulle agglo, acteur clé de cette réalisation. Olivier Lefeuvre, qui connaît son sujet sur le bout des doigts, est disert. Il ne nie pas que la procédure qui a présidé à la réalisation de ce chantier, et le chantier lui-même auraient pu être de moindre envergure. En optant pour le niveau maximal d’exigence impliquant une étude d’impact et imposant des obligations plus lourdes, Tulle agglo donnait à cette réalisation valeur d’exemple. La crédibilité du projet en a été reconnue, ce qui lui vaut un taux de subvention qu’on n’oserait plus espérer de nos jours. Mais, souligne O. Lefeuvre, ce choix permettait de réaliser une opération globale. « On aurait pu s’en tenir à la suppression des seuils et bricoler autour sans se préoccuper du reste. C’est un projet d’ensemble qui a été retenu, avec le traitement des désordres liés à l’assainissement, la consolidation des murs de soutènement, la restauration des bornes incendie et, bien sûr, les aménagements de berges et les accès. Les investissements non environnementaux représentent 27 % de l’ensemble. »

« Le point faible de l’opération, reconnaît O. Lefeuvre, c’est le manque de travail avec les habitants. Mais un tel travail ne peut se faire que dans un contexte politique local où la démocratie participative est un mode de gouvernance assumé. » Il n’échappe à personne que les élus de ce territoire montrent peu d’inclination dans ce sens. C’est ici le choix présumé haute valeur environnementale qui a été retenu pour un financement optimal.
« Le travail avec la population n’était pas privilégié. Il faut toujours faire des sacrifices ! »

Début novembre, les engins doivent quitter la rivière pour laisser les poissons se reproduire.
Tulle sortirait-elle de sa torpeur à la faveur des travaux de renaturation de la Corrèze ? Or ou pas or, c’est l’image de la ville qui s’en trouvera changée. Un petit regret, au terme de cette enquête : celui de n’avoir pu recueillir l’avis des riverains (par nature) de la rivière. J’ai nommé les cols verts. On m’a dit que les canards avaient déserté le coin (coin).

1 – Tulle agglo magazine, avril 2017
2 – 2 millions d’euros avec 80% de subventions
3 – Association de pêche et de protection des milieux aquatiques
par Didier Bertholy