L’if millénaire de Vigeois
A Vigeois, l’être vivant le plus âgé du village est un arbre. Un if, plus précisément. Sur les panneaux indicateurs qui signalent sa demeure on peut lire, « If millénaire ». Cet arbre a plus de mille ans. Il est même plus ancien, et de loin, que le plus ancien des bâtiments de la commune, l’abbatiale, qui a été reconstruite en 1124 (1).
Ce conifère a une forme un peu spéciale. Un tronc très court, comme coupé net, qui se divise tout de suite en une couronne de branches aux formes tortueuses de poulpe, de mandragore, de lianes presque animales. Quelle joie de plonger le regard dans cette écorce filandreuse, vibrante comme la fourrure rousse d’une fantastique anémone… C’est un arbre mâle et le pollen forme au printemps une immense flaque dorée à son pied.
Il y a peu d’ifs en Limousin, mais tous ont cette même forme en couronne. Nul ne sait s’il s’agit d’une adaptation au climat ou d’un style local de taille. C’est plutôt en Bretagne et en Normandie que vivent les très vieux individus, où ils habitent les cimetières de leur présence incalculable. Là-bas, leur tronc s’élance droit vers le ciel. Tendez l’oreille car ils veillent les morts, leurs racines s’emmêlent autour des corps, leurs branches racontent d’étranges souvenirs aux passants…
Mais si l’if est un arbre sacré des contrées atlantiques, que vient-il faire en Corrèze ? C’est que les fondateurs de l’abbaye de Vigeois, St Yrieix et sa mère Pélagie, venaient de Normandie. Ils auraient bien pu amener avec eux un de ces arbres, pour le planter près de l’édifice. C’était en l’an 572. L’if aurait donc… mille-quatre-cents ans ! Pour un doyen, c’en est un. Et pourtant il peut encore vivre longtemps. Un de ses cousins d’Angleterre serait âgé de deux-mille ans et plus. De là à dire que ces arbres sont immortels…
À l’échelle humaine, cela ne fait pas de doute. Nous sommes des mouches. Certes techniquement bien puissantes pour une si humble durée de vie. Capables d’écourter bien des existences. Mais aussi de veiller sur elles. À propos de l’if de Vigeois, Jean et Marie-Hélène Chastre en savent plus que les panneaux et les livres. Dans leur enfance, ils ont grimpé comme beaucoup entre les branches de l’arbre. La plateforme offre une belle cachette. Peut-être d’ailleurs qu’avant la faillite de l’abbaye fin 18ème, des moines grimpaient là pour s’y recueillir ? Après tout, certains ifs au tronc creux ont bien été consacrés en chapelle. Dans celui-ci, il se dit que des groupes de moines sortaient des jeux de cartes de dessous leur soutane. Mais ce ne sont que des bruits qui courent.
Le résineux couronné a résisté au poids des moines et aux pieds des enfants. Il pourrait vivre encore mille ans. Pourtant sa santé n’est pas tout à fait parfaite, en attestent les plaques d’aiguilles jaunies à la base de certaines branches. Il faut dire que le climat change et s’assèche. Il faut dire aussi que sa demeure est à présent moitié dans la cour de l’école, moitié dans le talus du terrain de boule. Avant ces constructions, l’arbre poussait dans un pré en pente, traversé par un ruisseau qui rejoignait le lavoir. Une fois le pré terrassé et le ruisseau canalisé, il est possible que notre ancêtre ait quelquefois un peu soif. Il se dispute aussi l’espace avec ses voisins. Dans les années 1970, pour éviter d’abîmer le toit de l’école, il a fallu couper quelques-unes de ses seize imposantes branches. En sous-sol, l’installation d’une cuve de gaz a aussi mangé un peu de place à ses racines, qui sans doute s’enroulent à présent tout autour d’elle… qui sait ce que cette cuve a comme souvenirs à nous raconter ?
La sève qui monte vers le faîte de l’arbre frémit des étranges histoires qu’elle emmène avec elle. Par exemple, celle-ci, que l’écorce m’a dite un soir à l’oreille – quand on pouvait encore entrer dans la cour de l’école fermée pour cause de protocoles microbiens ! –, c’est l’histoire d’un ecclésiaste au nom imprononçable, dont les vêtements ont été retrouvés lors d’une fouille archéologique. C’était un homme fantasque. Il se plaisait à discourir avec le rossignol Philomène, le bouvreuil pivoine, le troglodyte mignon. L’on disait même de lui qu’il se perchait accroupi sur les branches pour rêver de limaces pensant par bulles vaporeuses, de cloportes à l’enfilade inventant des hymnes…. De l’enluminure à l’illumination, il n’y a que quelques lignes que notre moine franchit enfin pour se draper dans un manteau d’aiguilles, comme autant de perles patiemment cousues sur une vieille toile de jute. De ce jour-là, on ne le vit plus. Pour lui éviter de mourir, plus tard, sans sépulture, on enterra alors son vêtement d’église, sans aucun corps dedans.
Puis vinrent les temps où la puissance des vieux arbres ne sut plus se faire entendre des grands singes savants. Où les jardins potagers des écoles laissèrent la place à l’asphalte. Or, les temps changent peut-être à nouveau. Il est question, depuis quelques dizaines d’années, de référencer les arbres remarquables de nos contrées. À Vigeois, c’est l’expertise de Robert Bourdu, professeur de botanique à la faculté d’Orsay, qui a permis, dans les années 1990, d’inscrire l’if sur cette liste illustre. Il bénéficiait déjà d’une certaine reconnaissance. Fait plutôt rare pour un arbre, notre voisin figurait déjà dans une promesse de vente : l’acte, daté de 1881, concerne la maison de la famille Nauche de Leymarie, qui allait plus tard devenir la mairie. La propriété contenait le pré et cet arbre particulier. Or dans l’acte figurait une obligation : celle de respecter l’if, de ne pas le couper et même, de ne pas l’élaguer !
Pourvu, à présent, que de nombreuses générations poursuivent ce beau voisinage. Pourvu que le doyen veille encore longtemps sur nos courtes vies de mouches aux pensées vagabondes…
(1) Cette représentation de l’if en doyen du village, ainsi que l’ensemble des informations historiques qui suivent m’ont été confiées par Marie-Hélène Chastre, spécialiste d’histoire locale et son mari Jean, ancien maire et directeur de l’école élémentaire.
Marine Legrand