La trahison, un motif nécessaire à la continuation du capitalisme ?
Dans n’importe quel bureau de tabac, derrière le comptoir, se dresse un mur de marchandises dont l’emballage est recouvert de textes et d’images horribles, faciles à lire et à comprendre. Le but est d’informer sur l’extrême danger potentiel de la consommation des produits. Ces avertissements ne découlent pas de la bonne volonté des industriels, le tabac est l’une des rares industries qui a été obligée de reconnaître les effets négatifs de ses produits. Mais malgré les avertissements dramatiques imposés sur les emballages, la consommation de tabac continue. Ceci n’est qu’un exemple parmi tant d’autres dans lequel ce système nous pousse constamment à nous trahir nous‑mêmes et à trahir les autres, même lorsque de nouvelles vérités et des faits actualisés se présentent à nous.
Le « cancer de la trahison »
C’est le titre d’un discours d’Amílcar Cabral, homme politique révolutionnaire, essentiel dans les libérations des îles du Cap-Vert et de la Guinée-Bissau, assassiné en janvier 1973. Cette expression poétique « cancer de la trahison » est très importante : la trahison de nos valeurs, de nos idéaux, de notre santé, de nos enfants, est nécessaire au développement et à la propagation du système économique globalisé. Majoritairement nous savons, au moins en partie, que fumer tue, que produire et conduire une voiture pollue, que nos habits sont fabriqués à l’autre bout du monde dans des conditions indignes, que notre nourriture est de moins en moins saine. Mais cela ne suffit pas à nous arrêter de consommer, produire, profiter…
Depuis que l’extrémisme inégalitaire a conquis la planète, avec l’aide de l’agriculture, puis de différentes itérations politiques, plus récemment le capitalisme, chaque génération doit choisir entre se révolter contre des dirigeants injustes ou trahir la prochaine génération et collaborer. Dans l’emballement des conséquences de ces trahisons successives, les enfants des dirigeants et des gouvernés sont tous mis face à un avenir plus hostile, pollué et instable, comme en témoigne l’urgence climatique qui en résulte et dont les effets se manifestent actuellement tout autour de nous. Mais cela ne suffit pas à nous arrêter de consommer, produire, profiter…
Est-ce que nos parents ne se soucient pas de leurs enfants ? Est-ce que nos grands-parents ne se soucient pas de leurs petits-enfants ? Je ne pense pas que ce soit le cas, ce sont les conditions matérielles qui dictent nos actions plus que les faits ou les vérités. Pour ceux qui ont vécu dans des situations d’oppression comme les sociétés féodales ou esclavagistes, le coût démesuré de la résistance leur a souvent laissé seulement la capacité d’espérer et de prier pour un avenir meilleur pour leurs enfants. Mais aujourd’hui, l’être moderne, instruit, éduqué, libre et conscient, qui ne vit pas sous la même violence, qu’est-ce qui lui fait trahir les générations futures ?
Nous sommes « Civilisés à en mourir », pour reprendre le titre de l’excellent livre de Christopher Ryan.
Beaucoup d’entre nous ont, consciemment ou inconsciemment, conclu le célèbre pacte avec le diable. Nous sommes pour la plupart tellement dépendants du système qui nous a éduqué et a façonné notre imagination politique que nous ne croyons en aucune autre façon de vivre et sommes persuadés que c’est le meilleur que les humains puissent faire. Enfin, beaucoup d’entre nous sont simplement fatigués, craintifs et se laissent pousser un peu plus vers la droite par les vents conservateurs si abondants dans ce système.
Quelles que soient les raisons, nous continuons en grande majorité à vivre dépendants des bibelots, de l’alimentation et puis des soins de santé nécessaires pour survivre à ces dépendances. Les adultes continuent dans des proportions phénoménales, générations après générations, à s’investir et travailler pour des institutions destructrices, prédatrices. La plupart d’entre nous continuent de défendre les visions conservatrices de l’histoire humaine et des connaissances scientifiques dépassées, malgré la disponibilité de nouvelles informations.
« Je n’ai jamais lu Le Capital de Marx, mais j’ai les marques du capital sur tout le corps. » Big Bill Haywood1
Grâce à la trahison quotidienne et intergénérationnelle à laquelle nous participons tous d’une manière ou d’une autre, le système survit un jour de plus. La forêt brûle, la glace fond, les riches s’enrichissent et les pauvres s’appauvrissent. Mais alors que nous nous dirigeons vers un avenir de plus en plus imprévisible, je ne peux m’empêcher de croire que le pire peut être évité si et quand suffisamment de personnes issues des « générations plus âgées » décideront de trahir et lutter contre le système auquel elles ont consacré la majeure partie, sinon la totalité, de leur vie.
Un tel acte d’amour révolutionnaire et de courage ne nécessite pas, je crois, une étude de la théorie marxiste ou de grands textes de gauche, mais juste l’acceptation des nombreux faits et signes avant‑coureurs qui sont sous nos yeux.
Toutes morsures de la main qui nous nourrit seront de beaux exemples d’amour radical adressés aux jeunes générations. Beaucoup de jeunes portent déjà les marques du système : anxiété, obésité, mal-être arrivent de plus en plus tôt chez nos petits.
Nos adultes, ici en France et en Europe, ont bénéficié de l’âge d’or du capitalisme. Mais ce ne sera pas le cas des nouvelles générations, car nous éduquons encore nos enfants pour un avenir qui appartient au passé. Et à mesure que de plus en plus de jeunes prendront conscience de cette réalité, ils auront besoin de toute l’aide possible.
- Figure centrale du mouvement ouvrier américain
Par KAMAL ROBINSON