DU FOLKLORE AUX PLANS mutineries et désertions
Le contexte est classique. Macron vient inaugurer une grande école pour futurs travailleurs disciplinés, avec le dispositif sécuritaire que l’on peut imaginer.
Comme prévu, mais pas moins savoureux, les salariés de GM&S convoquent le chef des bourgeois, lequel, en plus de manquer à ses obligations, leur répondra qu’ils feraient mieux de chercher du boulot « car certains ont les compétences en plus ». Conflit de classes ? La CGT, elle, depuis son rond-point rouge encadré de bleus, a plus de mal à mobiliser ses camarades, mais elle a le mérite d’amener sa sono qui grésille de partout au ras de la bouche des gendarmes. Un collectif local organisé contre la suppression des emplois aidés s’ajoute au rond-point. Assez peu de monde de ce côté-ci, aussi. On aurait pu imaginer que la mesure cynique supprimant 350 000 emplois aidés pour économiser 2,4 milliards, au regard de l’énormité du CICE et des exonérations de cotisations sociales dans les entreprises (60 milliards), pousserait les gens à la révolte. Mais non. On se fait à tout.
A priori, cet après-midi là ne sera pas le grand soir
L’enfoncement du barrage est lancé, et après quelques mètres de succès, les lacrymos mettent fin à la tentative. Certains élus locaux s’indignent d’avoir été gazés, car a priori ce n’est pas ainsi qu’il faudrait traiter les élus de la République. Sûrement, pensent-ils, que l’élection leur confère une nature toute particulière méritant un respect différencié de celui réservé au commun des mortels. Nous, on se dit que pour une fois on aura été traités sur le même pied d’égalité. Même si nous aurions préféré que personne ne soit gazé.
Des yeux qui pleurent, des gens qui toussent, des genoux qui se tordent, ça pue l’échec.
Pour se sentir un minimum libre et vivant, il faut donc passer par les champs, contourner et prendre de court le dispositif. Après quelques sauts de clôture dans la bonne humeur, un groupe d’une trentaine se retrouve tout proche de la fameuse école, au milieu de l’enclos d’à-côté. Il reste un cordon de gendarmes agités avec le doigt tremblant sur la gâchette, à la lisière du pâturage ensoleillé. Une vieille dame, certainement propriétaire du pré dans lequel errent les manifestants, les invite à se réfugier chez elle pour ne pas être pris par les gendarmes. Bien aimable à elle, mais là, ça sentait la guérilla urbaine dans sa petite maison de campagne.
Ceux encore bloqués sur le rond-point applaudissent de loin ceux du pré. à ce moment même, dans leur novlangue sécuritaire, les gendarmes annoncent « dernière sommation, après on diffuse ». Comme le champ clôturé constitue une nasse toute faite, il fallait se tirer de là, sous peine de se faire « diffuser » tout crus.
Tout le monde revient sur le rond-point, en prenant les coulemelles au passage. Des manifestants disposent une banderole « mutineries et désertions, tout ce que tu mérites Macron » au pied des gendarmes comme si c’était la leur. Une manière de leur mettre des mots dans la bouche, pour compenser toutes les fois où ce fut l’inverse. Les forces de l’ordre restent impassibles.
Puis chacun repart à sa vie normale dans les rues
d’« Eagletown ». En s’inspirant des méthodes fascistes, les flics suivent discrètement les manifestants pour mieux les contrôler une fois à leurs voitures, bien isolés. Un groupe de quatre manifestants est escorté par deux voitures de police, un véhicule plein de RG, et deux militaires en mitraillettes. Pour les interpeller, les forces de l’ordre annoncent : « arrêtez-vous, contrôle de gendarmerie, posez vos champignons ! ».
Voilà où nous en sommes. Dans ce folklore incessant, du spectacle du cortège de tête, jusqu’à « antisocial » de Trust qui tourne en boucle dans la sono de la CGT, nous nous conformons encore à des petits rituels bien rodés. Et nous sommes si peu armés que la police nous demande même de « poser nos champignons »…
Le bonheur était dans le pré ce jour-là, mais les symboles ne nous suffisent plus. Oui, quelle exaltation de reprendre des bouts de territoires cernés par l’ordre économique et républicain. Oui, quelle sensation d’exister à déborder temporairement des dispositifs policiers. Oui… Mais quel est ce manque qui nous colonise une fois de retour sur ce rond-point de malheur ?
C’est peut-être que nous ne percevons pas totalement ce qui est en train de se jouer dans de telles situations. En réalité, notre communion de gaz et de larmes, est une formation révolutionnaire sans égale. Si certains en doutaient encore, voilà qu’ils ressentent désormais dans leur corps la réalité d’une domination jusqu’alors invisibilisée ; celle d’un état autoritaire au service de l’ordre économique, prêt à tout pour nous gouverner, c’est-à-dire nous cloîtrer dans les rôles tristes de travailleurs-consommateurs-citoyens.
L’un des rares intérêts de ces moments télévisuels déjà écrits, déjà gazés, déjà bloqués dans le pré et déjà fichés, est certainement de se rencontrer ailleurs que dans le travail, au supermarché, autour des urnes, ou entre deux écrans. Se rencontrer sur un autre plan et changer de registre.
Et c’est bien des plans qu’il nous faut poser. Marcher sur nos deux jambes : d’un côté tenter d’enfoncer les barrages, et de l’autre forcer les conditions de notre autonomie. Et si ça dérange, à nous d’être prêts. Alors, le grand soir ou la révolution citoyenne s’évaporent à mesure que nous prenons conscience qu’il va falloir courir plus d’un pré pour constituer notre force tout en préservant notre multitude, et se rendre aussi imprévisibles et incontrôlables que la situation le requiert. Car des années à vivre séparément, atomisés et contrôlés, à ne plus partager aucune vision, à trimer seuls pour nos carrières, nous ont enlevé une bonne partie de nos réflexes de classe et de nos pratiques de lutte.
Contrairement à ce que semble dire l’image, la police ne sera certainement jamais mutine et désertrice.
Ces rôles là nous reviennent, sans plus attendre.