AINSI SOIT TELLIS

Vous avez sollicité un rendez-vous au nom de La Trousse corrézienne avec Madame Irmine Longy, directrice exécutive de la société Tellis. On vous accorde ce rendez-vous. Vous arrivez le jour J avec de l’avance. Pas question de vous faire attendre. Café pour patienter. Accueil irréprochable. Vous êtes reçu par Madame Longy et Monsieur Treillard, directeur du personnel (enfin, des ressources humaines).

Moment d’hésitation : on vous propose, alors que vous entrez dans le bureau directorial, une visite pour vous mettre dans l’ambiance et, aussitôt, on vous invite à vous expliquer sur les motivations de votre demande d’entretien. Prêt pour la visite, vous vous ravisez pour vous expliquer. La Trousse… journal associatif bimestriel… informations locales… contributeurs bénévoles… illustrateurs… c’est pas La Montagne. Et puis, aller voir dans des entreprises locales, ça change des associations et des cultureux… et patati et patata. Et vous, depuis quand écrivez-vous dans La Trousse ? demande Madame Longy. Trois ans à peu près. Ah ! s’étonne-t-elle. Elle connaît La Trousse, qu’elle a pu lire, ou parcourir, au Richelieu, à Tulle.

Si vous étiez un journaliste – ce que personne n’est à La Trousse – de La Montagne, vous n’auriez pas eu à vous justifier. Par ailleurs, on n’aurait pas pensé une seconde à chercher sur Internet « qu’est-ce qu’y fait, qu’est-ce qu’il a, qui c’est celui-là ? ». Vous vous réclamez de La Trousse, c’est sans surprise que vous constatez qu’on sait où vous travaillez. Et si on vous le dit, c’est que ce n’est évidemment pas neutre.

Vous vous dites que ça commence vachement bien.

Comme vous n’êtes ni Edwy Plenel, ni Anne-Claire Coudray, vous avez vos petites notes, que vous posez innocemment sur la table. Votre interlocuteur, enfin celui qui pose les questions, le DRH, ne se prive donc pas de les déchiffrer à l’envers. Il voit que vous êtes déjà (un peu) informé (oui, à La Trousse, on ne se pointe pas toujours la gueule enfarinée pour des interviews). Vous êtes venu poser quelques questions et vous vous trouvez en situation de devoir répondre à celles de qui vous êtes venu interroger. De quoi déstabiliser un sexagénaire qui en a pourtant vu d’autres. Par exemple : vous dites que vous vous intéressez aux entreprises locales, est-ce que vous avez déjà enquêté chez d’autres ? Ben, non. Pas encore. Enfin, pas des entreprises comme celle-ci. Alors, c’est nous les premiers ? En quelque sorte, oui. (Ce n’est pas du verbatim, car on ne vous a pas accordé la possibilité d’enregistrer, vous ne pouviez pas tout noter et votre mémoire n’est pas infaillible.) Bref, après que le DRH vous aura fait comprendre que non, il n’est pas question de parler de Tellis autrement que comme une entreprise locale qui recrute localement et non comme société filiale d’Arvato (ah, non ! Arvato, c’est une marque, pas un groupe), émanation elle-même de la multinationale allemande Bertelsman, qui possède entre autres RTL et M6, pour ne citer que ce qui parle au commun des mortels français, après, donc, que Monsieur Treillard a posé cette première limite, il en pose une autre : nous, représentants de Tellis, nous avons une clause de confidentialité vis-à-vis de nos clients. Nous ne pouvons pas dire qui ils sont. Excusez-moi, Monsieur Treillard, mais il est de notoriété publique que Tellis travaille pour SFR, par exemple. Et que ce fut naguère le donneur d’ordre principal de Tellis (vous employez cette formule qui prouve, pour Monsieur Treillard, que vous avez eu des contacts avec des personnes de l’entreprise, comme si donneur d’ordre était un code interne à Tellis ! Monsieur Treillard vous prend pour une guigne et vous acceptez de jouer le jeu).

Vous vous dites que l’entretien sera vite clos, surtout quand Madame Longy renchérit en avertissant : « Si c’est pour démolir l’entreprise, ce n’est pas la peine. »

Vous en êtes là où vous n’avez pas posé la moindre question que vous voilà déjà (plus que) suspecté d’intentions délétères. C’est qu’ici « Tellis permet à trois-cent-cinquante familles de vivre », insiste Irmine Longy. Ça, c’est vrai. Comment avez-vous pu oublier ce détail. Cette permission de vivre accordée à trois-cent-cinquante familles suffit au devoir de reconnaissance, semble-t-il. Et cela devrait sans doute aussi suffire à clore l’entretien.

Bon, puisque vous ne pouvez pas parler d’Arvato ni du groupe Bertelsman, encore moins d’AXA assurances, de SFR ou des services de recouvrement d’impayés pour d’autres sociétés, ni des contrats qui lient Tellis à ces donneurs d’ordres, dont les exigences en termes de résultats se traduisent par des objectifs managériaux qui, au sein du personnel, sont sans doute source de pression… Stop ! Pourquoi parler de Tellis en évoquant une quelconque pression ? D’ailleurs, rétorque Monsieur Treillard, le DRH, « la pression, c’est une notion subjective » (sic). Il y a des objectifs car il y a des clients. Là, Madame Longy vous pose la question qui tue : « Savez-vous comment fonctionne une entreprise ? » Soit, la pression au travail n’a sans doute rien à voir avec les objectifs assignés aux salariés. Et puis Madame Longy vous laisse entendre que, quand quelqu’un a un passage à vide (ce n’est pas nommé comme ça, d’ailleurs ce n’est pas nommé du tout), le travail n’en est pas forcément la cause. L’humain est complexe. C’est un tout et le travail ne constitue pas ce tout. Certaines personnes peuvent avoir des soucis extérieurs au travail. Mince, c’est vrai, ça. Vous n’y aviez jamais pensé avant. Vous êtes vraiment une guigne !

Bon, à ce stade, vous vous reprenez et vous vous dites que chez Tellis on fait tout pour le bien-être des trois-cent-trente salariés, en très large majorité des téléopérateurs. Et en effet, Madame Longy vous apprend que les collaborateurs (terme qu’affectionne Monsieur Treillard) disposent sur leur temps de travail de séances de sophrologie, d’hypnothérapie, d’ateliers de confiance en soi et de soutien psychologique. De plus, l’entreprise recourt, comme il se doit, à la médecine du travail et aux services sociaux. Monsieur Treillard de préciser que chez Tellis on favorise aussi le lien social en proposant des activités sportives à l’extérieur, comme la participation aux Foulées tullistes. Il n’y a pas que ça : Tellis invite ses salariés à perfectionner leur français grâce à une application qu’ils peuvent utiliser à discrétion en famille. On offre d’ailleurs aux salariés de nombreuses applications et logiciels. Et puis, côté solidarité, vous apprenez que l’effectif de la société compte plus de 7 % de travailleurs handicapés. Vous êtes à ce moment-là presque con et vaincu quand Monsieur Treillard ajoute que l’entreprise a fait installer deux ruches, qu’elle a un partenariat avec le Don du sang et les Restos du cœur. Là, vous ne cherchez plus à comprendre. Vous abdiquez et demandez : « Alors, on peut visiter ? ».

Madame Longy vous guide – elle connaît cette maison qui est presque la sienne puisque depuis l’origine, en 2001, Transcom à l’époque, elle y a grandi, si l’on peut dire – tandis que Monsieur Treillard suit le début de la visite. De salle de formation en salle de convivialité, Madame Longy distribue des « Bonjour » souriants qu’on lui rend volontiers (ou l’inverse). Bientôt, vous arrivez sur la plateforme (ou le plateau) où bruissent près de deux-cents voix, celles des téléopérateurs en conversation avec leurs interlocuteurs, quelque part en France. Ou ailleurs. Un bourdonnement. Une ambiance sonore feutrée qui n’a rien d’agressif. La vaste salle est climatisée. Il fait bon. Irmine Longy continue de prodiguer des « Bonjour », en ajoutant quelquefois un prénom. Elle échange même quelques bises. Ce qui n’est pas le cas de Monsieur Treillard qui, bientôt, nous quitte discrètement pour vaquer à d’autres occupations managériales. Madame Longy vous fait traverser le ring, petit plateau carré au centre de la grande salle où des cadres et responsables d’activités s’affairent devant de multiples écrans. Dans cette vaste salle, pas de murs, pas de cloisons. Irmine Longy dit que les donneurs d’ordre demandent que les activités propres à chaque client soient séparées les unes des autres par des cloisons, mais elle en repousse l’échéance. Est-ce parce que l’espace ouvert est aussi un espace panoptique ?

Quand vous quittez Tellis, vous repensez aux ruches et imaginez Monsieur Treillard en combinaison intégrale blanche, muni d’un enfumoir, observant, le printemps venu, le travail de ses abeilles.

1 – Le mouvement social des Tellis, abordé dans le numéro 23 et le présent numéro de La Trousse nous incitait à solliciter un rendez-vous avec la direction de l’établissement pour tenter d’en savoir davantage sur les méthodes managériales et les objectifs auxquels doit faire face l’entreprise pour satisfaire les exigences des donneurs d’ordre. L’entretien date de février 2019.

Par Archibald Mourette